Livres – Le retour des Argonautes
Sous son air fragile, voilà une femme puissante. Par nature ? Non. Parce qu’elle a choisi de larguer les amarres. Et de découvrir courageusement sa propre voie, par-delà appréhensions et naufrages. Dans une autre vie, Andrea Marcolongo, 32 ans, écrivait dans l’ombre les discours de Matteo Renzi, enseignait le grec ancien, n’osait parler en son propre nom. Depuis, elle a publié « La langue géniale. 9 bonnes raisons d’aimer le grec », et tout est allé très vite. Ce plaidoyer vibrant et personnel pour une langue ancienne qui ne peut mourir – tellement elle est lucide, intelligente et subtile – a touché un nerf, si l’on peut dire, de l’imaginaire collectif. Plus de 200 000 exemplaires, une vingtaine de traductions, une communauté d’enthousiastes forgée au cours d’innombrables rencontres, signatures et colloques.
Nourri de ces échanges passionnés, mais aussi de son itinéraire affectif le plus intime, son deuxième livre, « La part du héros » (« La misura eroica » en italien), est en train de prendre le même chemin. Il est pourtant très différent. « La langue géniale » est une savante lettre d’amour à la grammaire grecque. Elle fait étinceler ses facettes singulières concernant les genres, les nombres, les modes de conjugaison, elle explique avec ferveur pourquoi et comment s’y love une manière de penser, donc de vivre, à nulle autre pareille. « La part du héros » est un livre plus étrange, à la fois plus poétique et plus affirmatif. Plus déconcertant peut-être, plus séduisant sûrement.
D’éros à héros. Tout part d’un des plus vieux mythes grecs, celui des Argonautes, où l’on voit l’intrépide et valeureux Jason s’embarquer, avec cinquante autres, à la recherche de l’énigmatique Toison d’or. Ils voguent sur « Argo » (le rapide), premier grand bateau du monde, vers une destination méconnue. Au terme d’un périple fantastique et compliqué, Jason rencontre Médée, superbe et sorcière, avec qui il « tombe en amour », comme dirait Dante. Dans cette saga antiquissime – mêlant amarres larguées, découverte de la pleine mer, port lointain, amour fou… –, Andrea Marcolongo voit un récit de formation, une leçon de vie pour aujourd’hui. Une fabrique du héros.
Car on ne naît pas héros, on le devient. Et pas n’importe comment, mais en étant amoureux. Parce que l’amour, Platon y insiste déjà dans « Le banquet », donne à n’importe qui, même fragile ou couard, la force des braves. Aimer rend soudain légers les cœurs lourds et rend féconds même les naufrages. Ce n’est donc qu’en aimant qu’on avance, pense, écrit et parvient à devenir ce qu’on peut être de mieux. Ainsi ira-t-on, d’éros à héros, vers les grandes choses dont nous sommes tous capables. A cette unique condition : quitter nos petites barques, tranquillement planquées, pour les navires de haute mer, au risque des tempêtes et du fracas des passions. Au risque des temps de solitude, de silence et d’effroi.
Orpheline. Nous voilà loin, semble-t-il, du texte grec d’Apollonios de Rhodes. C’est en effet à ce poète du IIIe siècle avant notre ère, qui dirigea la grande bibliothèque d’Alexandrie, que l’on doit la version la plus célèbre et la plus complète de l’histoire de Jason, de Médée et de la Toison d’or, qui est aujourd’hui rééditée. Andrea Marcolongo y tisse sa propre histoire, celle d’une jeune fille orpheline qui refuse de parler de sa mère, foudroyée par un cancer. Elle en tire une leçon qui se veut universelle, celle d’un « mythe qui démontre à quel point se relever est plus héroïque que de ne jamais tomber », et qui vaut le voyage§
« La part du héros. Le mythe des Argonautes et le courage d’aimer », d’Andrea Marcolongo. Traduit de l’italien par Béatrice Robert-Boissier (Les Belles Lettres, 240 p., 19 €).
Chez le même éditeur : « Les Argonautiques », d’Apollonios de Rhodes. Traduit par Francis Vian et Emile Delage, illustrations de Benjamin Tejero (360 p., 21 €).