Figures libres. Dewey dit oui à Darwin
A force de le traduire, de le présenter, de le commenter, on va bien finir par s’apercevoir, en France, que John Dewey (1859-1952) est l’un des penseurs cruciaux de notre époque. Pour ma part, je le crois plus important que bien des philosophes autrement admirés. Certes, il a quelques handicaps. Américain et pragmatiste plutôt qu’Allemand et phénoménologue, préoccupé du monde qui vient plutôt que des idées éternelles, voilà qui est lourd à porter… Pourtant, quiconque se préoccupe de la réinvention de l’humanisme, des pannes de la démocratie, de la formation des valeurs, de la rénovation de la pédagogie, devra constater que cet infatigable penseur et les trente-sept volumes de ses œuvres complètes ont déjà balisé le terrain de manière féconde, subtile, étonnamment actuelle.
En lisant les études rassemblées dans ce nouveau recueil, L’Influence de Darwin sur la philosophie, on a parfois du mal à croire qu’elles ont été rédigées entre 1897 et 1910. Le texte qui donne son titre à l’ensemble met en lumière l’ébranlement fondamental introduit dans la pensée par la publication de De l’origine des espèces, de Charles Darwin, en 1859. Tout le monde a d’abord cru, naïvement, qu’il s’agissait d’un conflit entre science et théologie, l’ouverture d’un combat « évolutionnisme contre créationnisme ». Quelques attardés partagent encore cette conviction. Dewey montre que c’est en fait un ébranlement au sein de la philosophie elle-même qu’a provoqué Darwin. En historisant le concept d’espèce, il modifie en effet le centre de gravité de la pensée, le fait passer du permanent au changeant, de la fixité à la transition.
Révolution intellectuelle
Désorganisant l’immuable, Darwin fait aussi disparaître l’idée même de « dessein », centrale en biologie mais aussi en métaphysique. Dewey suggère que cette révolution intellectuelle devrait produire, à moyen ou à long terme, des effets profonds sur la pensée, en destituant de ses prérogatives la philosophie « globale », en renouvelant les diagnostics politiques ou éthiques. En cessant de chercher un « dessein suprême », on renoncerait à trouver une solution transcendante aux questions morales et sociales, on les verrait donc comme des processus en cours, susceptibles d’améliorations, dépendants de notre responsabilité. Trancher les questions anciennes est sans importance, dès qu’on peut simplement les laisser tomber : « Les vieux problèmes se résolvent en disparaissant, en s’évanouissant », conclut Dewey.
On constate, en cheminant dans les études suivantes, combien cet évanouissement n’a rien de soudain ni de magique. Ce qui fait disparaître les questions anciennes, c’est l’émergence des nouvelles. Dans ces textes, Dewey retravaille des notions fondatrices de la philosophie – vérité, expérience, connaissance – dont il poursuivra par la suite la réélaboration. Cette philosophie de l’expérience propose une pensée du processus, et non de la fixité : vérités et valeurs sont toujours « in the making », en train de se faire. La philosophie, tournée vers l’avenir, et non l’immobile présent de l’éternité, n’est donc pas à déconstruire mais toujours à construire. Humanisme, démocratie, esthétique, progrès ne sont pas assurés mais possibles. Et dépendent de notre responsabilité. Je schématise. Lisez plutôt Dewey.
Signalons, sur John Dewey, la parution de La Philosophie de John Dewey. Repères, de Stéphane Madelrieux, Vrin, « Repères philosophiques », 224 p., 12 €, et de La Démocratie radicale. Lire John Dewey, de Jean-Pierre Cometti, Folio, « Essais », inédit, 352 p., 8,20 €.