« Dans la bibliothèque de la vie », de Donatien Grau
Nous vivions d’un côté, nous lisions d’un autre. Parce que nous avions tout séparé. Les bibliothèques constituaient des mondes, certes, mais par procuration, imagination, symbolisation. Lire était noble et salutaire, mais supposait retrait et solitude. Or ces clivages s’effacent. Fini la concentration, la lenteur, les déchiffrements page après page. Nous sommes passés dans le flux des images, des flashs et des clashs. Les écrans saturent le monde. La vie court en accéléré. Dès lors, on s’inquiète et se lamente : nous lisons moins, bientôt nous ne lirons plus, dit-on.
Donatien Grau inverse allègrement cette chanson triste. Plus qu’aucune autre époque, prétend-il, la nôtre est immergée dans les textes, les écrits, le livre du monde. Et le monde comme livre. Le fait est : les mots sont partout. Sur nos téléphones et nos ordinateurs, dans les rues et le long des murs. Nous lisons, nous écrivons tous les jours – des courriels, des Tweet, des posts… Ce ne sont pas de vrais textes ? On agence des images, le plus souvent, plutôt que des phrases ? Donatien Grau a déjà la réponse.
Elle est hardie, mais simple à formuler : toute séparation a disparu. Les livres sont partout, dans nos poches, nos tablettes, nos écrans. Mieux : lire n’est plus affaire de papier ni de retrait, mais de combinaisons, de rapprochements, de choix et d’inventions. Croire encore à la vieille disjonction du lire et du vivre nous ferait conclure que plus rien n’est à lire. Son effacement doit au contraire nous conduire à ce constat : tout devient lecture. Elle se confond désormais avec l’existence.
Nous serions donc intégrés au texte du monde, insérés dans la bibliothèque infinie des civilisations, cultures et images. Sans haut ni bas, sans hiérarchie, sans domination. La question de fond reste évidemment de savoir s’il s’agit vraiment de la même « lecture », quand on parlait hier de déchiffrer un volume et qu’on parle aujourd’hui de parcourir l’univers infini de l’existence.
Principe d’ouverture infinie
Antidote à la morosité, Dans la bibliothèque de la vie est aussi une méditation sur l’évolution des relations complexes entre « philologie » et « philosophie ». Ces termes signifiaient respectivement, dans leur racine grecque, « amour de la langue » (des paroles, des textes, des discours) et « amour de la sagesse » (du savoir, de la connaissance). De Platon jusqu’à Jean Bollack, en passant notamment par Sénèque et par Nietzsche, analyser leur distinction première et leurs conflits successifs permet à Donatien Grau d’éclairer l’évolution de la séparation des textes et de la vie et leur intégration présente. Conformément au principe d’ouverture infinie qu’il défend, le texte joue, avec maestria, d’un tourbillon de références où s’entrecroisent, sans vergogne, époques et genres – Sainte-Beuve et Joe Dassin, Maïmonide et Pierre Guyotat, Proust et Warhol, Cézanne et Gossip Girl.
Ce tissage, insolite mais solide, est à l’image de son auteur. Donatien Grau, qui codirige avec Bernard-Henri Lévy la collection « Figures » où paraît ce livre, travaille à la Sorbonne et au Musée d’Orsay, aux Etats-Unis comme en Europe, cumule les doctorats (littérature, histoire de l’art, philologie…), alterne travaux érudits et textes expérimentaux. Tous les livres sont autobiographiques, même ceux qui ne l’affichent pas. Celui-ci nous emmène dans l’atelier d’une existence qui rêve d’un monde-texte.