« L’Erreur et l’Orgueil »
NOS MAÎTRES FURENT-ILS DES IDIOTS MALFAISANTS ?
Si vous préférez admirer que réfléchir, laissez tomber tout de suite. Car ce livre attaque, frontalement et durement, une pléiade de penseurs, pour la plupart philosophes, qui furent objet de respect, voire de vénération, et qui le sont encore. Et il n’y va pas de main morte, Roger Scruton (né en 1944), philosophe relativement peu connu en France, figure centrale de la pensée conservatrice britannique. Il a même une tendance marquée à tremper sa plume dans l’acide qui risque de mettre en rage bon nombre de lecteurs.
Les admirateurs de Sartre ne supporteront pas de voir leur maître réduit à un « marxisme rétrograde », ceux de Foucault de le voir taxé de « mythomanie » et de « paranoïa ». Les thuriféraires de Lacan seront heurtés de lire qu’il n’est qu’un « charlatan fou », les disciples de Deleuze fâchés de l’entendre traité d’imposteur construisant une « machine à non-sens ». La liste est encore très longue. S’y ajoutent notamment les disciples d’Althusser, de Badiou, de Zizek, tous ulcérés de voir leur théoricien préféré malmené, mécompris et vilipendé. Beaucoup, sans doute, n’iront donc pas plus loin, convaincus que ce livre est une horreur, son auteur une ordure, le temps consacré à sa lecture d’avance perdu. Ils auront tort, car il n’y a pas que des invectives, et de loin, sous la plume de Roger Scruton. Article réservé à nos abonnés
En effet, il met en lumière plusieurs caractéristiques qui ont dominé les travaux théoriques des années 1960-1970 et qui perdurent, partiellement, jusqu’à aujourd’hui. D’abord une complaisance envers l’abstraction opaque, qui produit un effet de sidération : on ne comprend pas, donc on s’incline pieusement. Ensuite une confusion entre théories arbitraires et changements réels, qui conduit à croire qu’une pseudo-innovation, qu’elle soit verbale ou conceptuelle, engendre nécessairement « la révolution » que l’on a posée comme nécessaire, par principe. Ces biais, à la fois cognitifs et idéologiques, produisent finalement des effets de terreur : toute discussion est exclue, parce que tous les adversaires se trouvent disqualifiés d’emblée, ou diabolisés.
Partis pris
Le résultat d’ensemble est un monde à l’envers. Des penseurs, on attend liberté, lucidité, critique. On se retrouve, tout au contraire, avec dictature, aveuglement, dogmatisme. Et, bien souvent, sans même pouvoir s’en rendre compte, tellement la piété pavlovienne a remplacé l’examen logique, tellement admiration exaltée et adhésion inconditionnelle se sont substituées aux débats argumentés et aux examens objectifs.
On dira que Roger Scruton exagère. C’est bien possible, c’est parfois vrai. Ce professeur de haut vol, auteur d’une trentaine de livres où voisinent des travaux d’esthétique, de philosophie et d’analyse politique, a ses partis pris. Grand amateur de vin et de chasse à courre, il incarne résolument le conservatisme et se veut antimoderne avec obstination. Avec courage aussi, quand il soutient les universités clandestines dans la Tchécoslovaquie communiste, ce qui lui vaut d’abord arrestation et détention en 1985, et en 1998 la médaille du Mérite, que lui remet Vaclav Havel devenu président.
Faire bon usage de cet essai ne consiste pas à remplacer une adhésion par une autre, à brûler ce qu’on a adoré, ce qui finalement ne changerait rien. Au contraire, il doit servir à s’interroger, à chercher ce qui est vrai ou ne l’est pas, ce qui est juste ou non. Cela s’appelle penser.