« Questions sur l’Encyclopédie », de Voltaire
UN STYLE VOLTAIRE EN PHILOSOPHIE
On a presque oublié Voltaire philosophe. On célèbre encore le héros de la tolérance, le défenseur de Jean Calas ou du chevalier de La Barre, le pourfendeur des superstitions et des fanatismes. Mais ses autres visages – poète, dramaturge, historien, conteur, polémiste… – ont estompé celui du penseur qui fit scandale avec ses Lettres philosophiques (1734) et vit brûler son Dictionnaire philosophique (1764). Il publia enfin Questions sur l’Encyclopédie (1770-1772), qui complète, commente et critique la grande aventure conduite par Diderot et d’Alembert.
Sa manière d’être philosophe ? Certainement pas celle d’Aristote, de Kant ou de Hegel… Voltaire (1694-1778) n’a rien d’un artisan du concept ni d’un architecte systématique. Il n’est pourtant pas si superficiel et frivole qu’on a souvent tendance à le croire, généralement sans l’avoir lu.
Pour s’en convaincre, rien de mieux que de se plonger dans les 1 700 pages serrées de cette édition des Questions sur l’Encyclopédie. Voilà sans doute la plus volumineuse et la moins connue des œuvres de Voltaire. Fusionnée depuis plus de deux siècles avec le Dictionnaire philosophique, elle n’a été restaurée dans son état originel que ces dernières années, grâce à l’édition critique des Œuvres complètes publiée par la Voltaire Foundation (2007-2018). La collection « Bouquins » permet aujourd’hui à chacun de lire cette édition savante pour un prix accessible.
Parmi les traits spécifiques de Voltaire philosophe, on retrouve l’alliance érudition-clarté. Ce n’est jamais de seconde main, ni sans travail, que le patriarche de Ferney aborde quelque sujet que ce soit. Langue, littérature, droit, histoire antique, archéologie ou métaphysique, il a partout lu les meilleures sources, annoté les textes de référence, assimilé toutes les données disponibles. Et il va à l’essentiel, sans jargon, sans lourdeur, avec un art de la pédagogie simplement stupéfiant. Ce grand travail de traduction et de mise en scène doit être souligné, car le résultat semble si simple, si évident, qu’on ne voit pas sur quoi il se fonde.
Une attitude sceptique
Le second trait est cette diversité, parfois déconcertante. Car au fil de plusieurs centaines d’articles on navigue, sous couvert d’encyclopédisme, entre polypes et Coran, propriété et apôtres, parlement et Abraham… Au lieu d’y trouver bric-à-brac éclectique ou attention dispersée, il faut considérer cette ouverture continue à des disciplines et des interrogations hétérogènes comme un principe philosophique spécifique. La philosophie demeure une discipline normée – avec ses frontières, ses codes et ses objets –, mais elle devient aussi, pour Voltaire, une attitude, une manière d’aborder les sujets les plus divers, avec autant d’attention que d’ironie et de scepticisme.
Le dernier trait du philosophe style Voltaire est cette attitude sceptique : il est ignorant plutôt que détenteur de vérités ultimes. C’est parce qu’il considère ne pouvoir faire pencher la balance en faveur d’aucun dogme qu’il prêche la coexistence universelle, puisque tous les humains sont également dépourvus de certitudes. « Nous nageons tous dans une mer dont nous n’avons jamais vu le rivage », lit-on à l’article « Dieu, dieux ». Phrase suivante : « Malheur à ceux qui se battent en nageant. » La tolérance est pour Voltaire le fruit de l’incertitude.