« Vulgarité et modernité », de Bertrand Buffon
TEMPS MODERNES, TEMPS VULGAIRES ?
« La vulgarité a envahi l’espace public. » Tel est le constat de départ de Bertrand Buffon. Il est vrai que Trump, Sarkozy, Berlusconi, par exemple, ne brillent pas par leur raffinement, leur culture subtile ou leur élégance feutrée. Or ces figures ne sont pas des exceptions. Au contraire, elles illustrent la règle devenue commune : s’affranchir, avec fierté, des conventions de la politesse, du bon goût et de l’esthétique.
A tel point qu’il ne suffit plus de dénoncer. Il faut comprendre, chercher en quoi consiste exactement la vulgarité, ce qui l’engendre, pour quelles raisons elle constitue un danger.
Curieusement, aucun ouvrage d’ensemble n’a été consacré à cette notion, dont Madame de Staël, en 1802, a forgé le nom. Le mot « vulgaire » existe de longue date, dérivé du latin vulgus qui signifie « commun », sans être forcément péjoratif : on appelle « langue vulgaire » celle que tout le monde utilise, non celle qu’émaillent des mots grossiers. « Vulgarité » évoque autre chose : un relâchement, un laisser-aller, une forme de brutalité rudimentaire et malgré tout arrogante. La vulgarité manque toujours de « tenue » – vestimentaire, intellectuelle ou esthétique. Elle s’affranchit des conventions, des contraintes sociales, des politesses élémentaires. Et s’en flatte.
C’est une nouveauté. Car il y eut de tout temps des sans-gêne, des sans-goût, des sans-tact. Mais ils n’étaient pas justifiés, dans leurs manières d’être, par les axes du développement historique. Le plus intéressant, dans l’essai de Bertrand Buffon, est la mise en relation de la vulgarité triomphante avec les ressorts profonds de la modernité : individualisme, matérialisme, nivellement. Les gens des temps d’avant, les « classiques », vivaient sous l’emprise de modèles contraignants. Ils travaillaient à se conformer à des normes strictes de langage, de comportement, d’habillement. Ils se persuadaient que le beau et le vrai possédaient une existence indépendante des désirs et des goûts individuels.
La vie commune détruite
Les « modernes », de la Révolution française à nos jours, font tout le contraire : ils se veulent libres, individus souverains et autosuffisants. Ils supportent donc de plus en plus mal d’être contraints à quoi que ce soit. Ils se targuent d’être eux-mêmes, authentiques, spontanés. Dans la foulée, ils se persuadent évidemment que la beauté n’est que subjective et relative, professent que tous les goûts sont dans la nature et, dans le fond, s’équivalent…
Ainsi, les valeurs mêmes de l’émancipation moderne et de l’individualisme souverain peuvent conduire aux incivilités de la vulgarité. Elles débouchent alors sur des effets opposés à ceux qu’elles poursuivent : la liberté dégénère en licence, finit par se nier elle-même et détruit la vie commune. Le diagnostic est intéressant. Toutefois, le remède demeure incertain. Sans restaurer les conventions anciennes, ce qui est impossible, comment endiguer la vulgarité ? Madame de Staël préconisait, dans les relations entre citoyens, une « simplicité noble ». L’expression est surannée, elle semble d’abord séduisante, mais on ne voit guère, à la réflexion, de quoi il peut bien s’agir. Le plus probable est donc que l’hypermodernité persiste dans l’hypervulgarité. Ce qui se constate chaque jour.