La chronique de Roger-Pol Droit. De la vérité en démocratie
Chacun diffuse aussitôt, largement, ce qui lui passe par la tête. Dans l’instant, il se trouvera approuvé et relayé par tous ceux qui ont même lubie, même folie, même amour ou même haine. Alors, le bruit court que nous aurions basculé dans une époque tout autre, un nouveau régime de discours et de vérité. Fini, dit-on, le vieux consensus relatif à la réalité objective. Terminée, poursuit-on, l’antique conviction que les faits sont têtus et qu’ils se distinguent des interprétations.
Contraintes abolies et amarres larguées
Désormais, nous serions dans l’ère d’après, celle de la postmodernité et de la « post-vérité » – post-truth, déclaré « mot de l’année », en 2016, par les respectables Oxford Dictionaries. Ces expressions ne désignent pas simplement une succession chronologique. Elles disent avant tout les contraintes abolies et les amarres larguées. « Vrai » et « faux » ne se distingueraient pas plus, dorénavant, que nuances de gris ou affaires de goût. Voilà une monstrueuse débâcle de la pensée. Soutenue par grand nombre d’imbéciles, voire par quelques intelligences égarées, elle est intellectuellement toxique. Et, surtout, politiquement désastreuse. Article réservé à nos abonnés
C’est ce que montre dans son nouvel essai, La Faiblesse du vrai, la philosophe Myriam Revault d’Allonnes. Elle y rappelle combien, notamment depuis le référendum sur le Brexit et l’élection de Donald Trump, le paysage de l’actualité est envahi et pollué par les « fake news », locution qu’il est malaisé de traduire. Car elles sont différentes des « fausses nouvelles ». Plutôt que des informations illusoires ou des erreurs de fait, ce sont des mensonges purs et simples. Mais qui ne sont plus assumés ni dénoncés comme tels. Les traquer est donc un devoir. Y consentir serait donc un naufrage. Reste que pareille politesse élémentaire de l’information ne saurait suffire. Car la question est autrement complexe. Car il s’agit de comprendre ce que menace, de notre vie commune, ce chambardement des évidences.
Probable et vraisemblable
Ce qui est en jeu, fondamentalement, ce sont les relations entre vérité et politique. Elles ont suscité, depuis l’Antiquité, deux grands modèles philosophiques opposés, souligne Myriam Revault d’Allonnes. Le modèle de Platon, et sa postérité jusqu’à nos jours, met aux commandes une vérité absolue. Tout doit alors se soumettre à la vérité, unique et idéale. Les risques sont connus : dictature de la vertu, pureté totalitaire, autoritarisme et conformisme. A l’opposé, le modèle d’Aristote insiste sur le rôle central de la contingence et des décisions humaines. Dès lors, dans ces antagonismes permanents et ces désaccords inévitables qui forment l’essence même du politique, ce qui compte est le probable plutôt que le certain, le vraisemblable plutôt que le vrai, la puissance de convaincre plutôt que celle de connaître.
Avec clarté et pertinence, la philosophe – professeure à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, bien connue pour ses nombreux travaux de philosophie politique – éclaire ce que la vérité risque quand elle devient collective et disputée sans être pour autant abandonnée aux fluctuations des tocades individuelles. La place de la fiction n’est pas oubliée, mais elle ne vient pas remplacer la vérité. Ainsi les utopies proposent-elles des mondes alternatifs, qui peuvent inciter à de nouvelles actions. Elles n’imposent pas des « faits alternatifs » qui tétanisent la logique, empêchant de penser et d’avancer.