Forum philo. « Tous philosophes ? »
Imaginez l’humanité composée soudain de philosophes uniquement. Au premier abord, quelle merveille ! Tout le monde vit enfin sous le contrôle de la raison et fait passer le bien commun avant ses intérêts. Chacun tient ses passions en bride, concourt au règne de la justice. La vérité guide les existences.
L’essentiel de la philosophie, son moteur et son but, consiste-t-il à « faire dépendre la vie du vrai » ? Juvénal, poète latin, invente la formule (« Vitam impendere vero »), dont Rousseau fait sa devise en 1758. Socrate, Platon, Aristote et tant d’autres avaient déjà dit la même chose avec d’autres mots. C’est pourquoi on suppose, si tous étaient philosophes, que les guerres s’éteindraient comme des erreurs anciennes. La tolérance deviendrait souveraine. L’homme ne serait plus un loup pour l’homme. La fraternité plus un mot vide mais un fait réel. Le bonheur, cet inconnu, prendrait un visage familier. Le rêve…
Trop beau, trop simple, trop clair. En effet, si cent textes répètent que tout le monde peut devenir philosophe, cent autres soutiennent que certains seulement y parviennent, peu nombreux, ultra-minoritaires. Tous en sont capables, jamais tous n’y arrivent… pourquoi ?
Pis : il se peut que les philosophes n’existent pas. Qu’ils soient seulement des horizons, des tentatives. Les stoïciens, par exemple, parlent sans cesse du sage en soulignant qu’aucun homme ne l’a jamais été. La figure du sage est un idéal régulateur, une fiction pour avancer. Le philosophe serait-il du même ordre ?
Voilà donc la question de départ : comment comprendre que tout un chacun soit supposé capable d’atteindre un état dont on dit, aussi, qu’il n’existe pas, et que très rares sont ceux qui s’en approchent ?
Que veut dire « tous » ?
Tout humain est en mesure de savoir ce qui est vrai, à condition d’y appliquer son esprit comme il faut. Penser juste n’est jamais question d’instruction, de classe sociale ni de nationalité. Cela n’a cessé d’être soutenu, de siècle en siècle.
Voilà pourquoi Socrate interroge le jeune esclave de Menon. L’enfant n’a rien appris, n’a jamais pratiqué la géométrie. Malgré tout, parce qu’il est humain, corps parlant et pensant, il possède cette étonnante capacité : reconnaître la fausseté d’une démonstration erronée et la vérité de la démonstration correcte. De même, Descartes proclame « le bon sens » (la faculté de discerner le vrai du faux) « chose du monde la mieux partagée ». Ce pouvoir détenu par tous, il suffit d’en faire usage avec méthode.
Logiquement, il est donc possible à n’importe qui de devenir philosophe. Sans exclusive, sans condition. Sans avoir à passer un permis de penser. Sans adhésion, sans licence. Humain, donc doué de parole et de raison, donc bon pour la vérité. Est-ce si simple ?
Tous Grecs ?
Tous philosophes ? Qui, tous ? Plombiers polonais, premiers de cordée, aspirants au djihad, migrants éthiopiens… vraiment ? L’universalité proclamée, fondée en raison, traverse-t-elle effectivement les classes sociales, les cultures ? Non.
Il demeure une réticence ordinaire à parler de philosophes africains, chinois ou indiens. Les philosophes, dit-on, se rencontrent « Nur bei den Grieschen »… rien que chez les Grecs.
Ces quatre mots allemands se trouvent, à l’identique, sous les plumes d’Hegel, d’Husserl et d’Heidegger, pour dire que la philosophie, mot grec, est aussi chose grecque. Cette conception fut mille fois enseignée : les Grecs seuls auraient inventé, pratiqué, diffusé la philosophie.
Devenir philosophe, dans cette perspective, serait devenir grec, apprendre à parler-penser grec – quand bien même userait-on d’une autre langue. Il s’ensuit une conception très particulière de l’universalité : tout être humain peut devenir philosophe… en se faisant grec. Tout barbare peut s’helléniser, rejoindre ainsi la « patrie », le Heimat de la raison.
Le philosophe inventé par les Grecs est l’homme dont la pensée, la conduite et la politique se tiennent sous l’emprise de la raison, le logos. Les autres ne sont dépourvus ni de raison ni de langage. Ils ne sont pas inhumains. Mais tous sont plus ou moins désaxés, en porte-à-faux par rapport au logos. Les « barbares » – étrangers, non grecs – parlent et pensent mal, se contrôlent et se gouvernent mal. Tout comme ces autres désaxés que sont, aux yeux de la pensée classique, les femmes, les enfants, les esclaves, les fous – sans oublier gens du peuple et gens de peu, tous supposés diversement déraisonnables, rétifs à la philosophie. Heureusement, les hommes de la vérité peuvent les diriger, et les normaliser.
La mise aux normes
Faute de pouvoir rendre tout un chacun philosophe, on fit en sorte que la vérité gouvernât tout le monde. L’archétype : la « belle Cité », que Platon élabore méthodiquement dans La République. La vérité y est au pouvoir, les philosophes y sont rois, la science y dicte les lois… Or c’est l’enfer ! Unions sexuelles réglementées, musique et poésie contrôlées, pensées et désirs façonnés… rien n’échappe à la dictature de l’ordre juste. Dans cette Cité, Socrate ne sera pas condamné à mort. Mais il ne peut pas y vivre, et n’y apparaîtra jamais. Pour protéger le philosophe, Platon a modélisé la Cité où il ne peut exister, faute du moindre espace pour le doute, la parole perturbatrice, l’objection dissidente. L’hégémonie du vrai est la pire des choses.
Faire dépendre la vie de la vérité ? Impendere veut dire aussi « menacer » : menacer la vie au moyen de la vérité… La philosophie n’est pas destinée à régner. Quelque chose en elle est peut-être contraire à la vie. Car la raison n’est pas dominante, mais dominée. Elle est servante, non maîtresse. Elle se trouve nourrie, portée, entraînée par les désirs, émotions, affects, sentiments et pulsions, qu’elle se croit, illusoirement, capable d’éradiquer.
Cela, Schopenhauer l’a suggéré, Nietzsche l’a exploré, Freud l’a confirmé. Wittgenstein a défait les pièges où nous tombons en croyant que les mots représentent forcément quelque chose. Après eux, et quelques autres, la figure du philosophe n’a plus le même sens. Le projet de vivre sous le contrôle de la raison n’a pas disparu, mais s’est radicalement transformé.
Socrate, le retour
Comment tenir ensemble ces différents fils ? Sans doute en faisant revenir en nous Socrate – celui du jeune Platon, de Xénophon, de multiples récits. Ni professeur ni professionnel de quoi que ce soit. Sceptique, d’abord conscient de nos ignorances. Philosophe dont l’horizon est bien de chercher la vérité, mais en sachant que cette quête se borne à dissiper des illusions, sans aboutir jamais à d’ultimes connaissances.
Etre philosophe, pour Socrate, n’est pas un métier. Pas de langue absconse, jamais de dogmatisme doctrinal. Juste une expérience interminable, qui consiste à progresser vers toujours plus de « bonne ignorance ». Montaigne, Voltaire, Nietzsche – si dissemblables soient-ils – l’ont dit aussi.
Le geste du philosophe n’est pas d’accumuler des savoirs, mais de creuser des lacunes, d’avancer dans la conscience de notre dénuement. D’expérimenter la fragilité de nos certitudes. Voilà qui est à la portée de tous.