Ainsi naquit la vérité artificielle
Comme chacun sait, plus moyen d’échapper à l’intelligence artificielle (IA). Nos poches, nos voitures, nos objets sont connectés. Nos neurones aussi, dit-on. Hebdomadaires et quotidiens, séminaires et symposiums sont saturés d’interventions. Partout, l’IA fait parler, mais également fait agir. Et d’abord dans le registre des banques, hôpitaux, services de sécurité, cabinets de recrutement, etc. Il n’est aucun secteur vital qu’elle ne touche, se targuant de les transformer tous de fond en comble. Dès demain. A moins que ce ne soit déjà fait.
Dans cette déferlante autour de l’IA – ses bienfaits, ses méfaits, ses exploits, son avenir… –, on trouve à satiété l’étonnement et la crainte, l’enthousiasme et l’abattement. Mais, en fin de compte, peu de pensée. Trop peu d’analyses vraiment intelligentes, de critiques incisives et fortes. C’est pourquoi il faut saluer, et recommander, le nouveau livre d’Eric Sadin, L’Intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle. Après, notamment, La Vie algorithmique et La Silicolonisation du monde (L’Echappée, 2015 et 2017), il signe cette fois son essai le plus ambitieux et le plus abouti.
Car Eric Sadin ne se contente pas d’expliquer pourquoi les data envahissent tout, ni comment les algorithmes décident des embauches, des régimes alimentaires, des prêts bancaires et des traitements médicaux. Il met d’abord en lumière de quelle façon les machines ont profondément changé de statut, passant du rôle de prothèse au mimétisme du cerveau, créant ainsi un univers anthropomorphique d’un genre inédit.
Car ce monde n’est que pseudo-humain. Il ressemble au nôtre, mais de manière augmentée (par la puissance de calcul) et parcellaire (par l’absence d’affects et de liberté). Plus que tout, le néoréel est incitatif, prescriptif, destiné à contrôler nos gestes et comportements, minute par minute.
Les vies mises sous tutelle
Le plus intéressant, dans cette étude radicalement critique, est l’accent mis sur la naissance d’un régime de vérité inédit. Tout se passe comme si l’IA permettait enfin d’atteindre et d’exhiber une vérité incontestable, objective, à laquelle nous ne pourrions plus, désormais, que nous soumettre. Subrepticement, si nous n’y prenons pas garde, nous sommes donc en train de changer de monde. Celui qui se dessine met sous tutelle les vies, les pensées et les décisions humaines.
Le basculement en cours va donc bien au-delà du simple traitement des informations. Ce n’est plus seulement la vie privée et la démocratie qui sont en question. Ce sont les dimensions multiples de l’ancienne vie humaine, ses divers critères de sensibilité, l’autonomie des décisions personnelles, ses paris sur le risque et ses incertitudes, etc.
Ce nouveau régime de vérité, régi par la technique, tend à remplacer une fois pour toutes les modes antérieurs de dévoilement du réel, qui étaient hasardeux ou rigoureux, religieux ou philosophiques, poétiques ou pifométriques… Si cela s’accomplit, alors nous entrerons dans une autre histoire que celle de l’humanité. Pour l’heure, la mutation est encore incertaine, l’avenir indécis. L’enjeu est philosophique, politique et vital.
Certes, on peut faire bien des objections à Eric Sadin. Qu’il tord le bâton dans l’autre sens, voit tout en noir, minimise ou néglige des aspects positifs de l’intelligence artificielle. Mais sa critique incite à une réflexion de fond.