La leçon des enfants en rétention
Les 2 342 enfants d’émigrés séparés de leurs père et mère aux Etats-Unis viennent de donner au monde, sans le vouloir, une étonnante leçon de philosophie. C’est assez rare dans l’actualité, surtout avec autant de force et de clarté, pour mériter d’être souligné. Reste à préciser en quoi consiste, exactement, cette leçon, de l’indignation mondiale à l’ultime changement de décision de Donald Trump.
Leçon éthique, d’abord, d’une limpidité parfaite. Personne n’a pu rester indifférent face à ces tout petits, parlant à peine, ne sachant que pleurer sans comprendre. Personne n’a toléré que les plus grands demandent pourquoi ils sont là, ce que sont devenus leurs parents, quand ils les reverront.
Le placement de ces enfants dans des centres de rétention, depuis le 5 mai dernier, en application stricte d’une loi inique au nom de la « tolérance zéro » a suscité une répulsion croissante. Elle a gagné des membres républicains du Congrès, conduit Melania Trump et quatre ex-premières dames à prendre position. La presse américaine s’est enflammée, une partie de l’Europe aussi. Parce qu’une ligne rouge a été franchie.
Elle n’a rien à voir avec le fait que les États-Unis veuillent protéger leurs frontières, contrôler les flux migratoires, privilégier leurs citoyens. Au sujet de ces choix, et de leurs modalités d’application, la discussion reste ouverte. On peut être d’accord, ou ne pas l’être. Ceci vaut également, mutatis mutandis, pour toutes les politiques migratoires, qu’elles soient européennes ou nationales. Chacun sait que les désaccords sont vifs, les débats houleux., les questions complexes.
En revanche, la question des enfants est très simple. Elle n’a pas à être discutée. Elle est résolue d’entrée de jeu, sans examen. Que leur présence soit légale ou illégale, qu’ils soient persona grata ou non, ils ne peuvent être séparés de leurs père et mère. Parce que ce lien est premier. Il est « sacré », déjà, en un sens, pour les animaux. Pour les êtres humains, il est fondateur et vital. Distendre ce lien, le malmener, voire le briser est signe d’inhumanité et de barbarie. Ceci est vrai en tout temps en tout lieu, sans exception. Les politiques qui s’y sont risquées, en idée ou en réalité, ont pour commun dénominateur d’être totalitaires.
Platon, dans La République, a forgé la matrice des totalitarismes en décrétant que les enfants devaient être séparés de leurs géniteurs et élevés collectivement. Ils considéreront alors toutes les femmes adultes comme leur mère, tous les hommes adultes comme leur père. Les formes modernes de ce cauchemar philosophique sont devenues des réalités insupportables : enfants embrigadés, enfants triés, enfants arrachés dans les différents pays où s’édifièrent des camps – de travail, de « rééducation », d’extermination.
Les seuls cas de séparation légitimes – il va de soi qu’il en existe – sont motivés par l’intérêt de l’enfant. Les juges décident d’un placement quand les parents sont négligents, indifférents, ou nuisibles : le mal de la séparation devient alors un bien relatif. Le tragique ultime est incarné par les parents qui doivent se séparer de leurs enfants pour leur sauver la vie, sachant que tous mourront s’ils demeurent ensemble. Il y a mille exemples de cette extrémité, notamment dans l’histoire de la Shoah. On y trouve aussi l’ignominie perverse d’un René Bousquet qui préconise, en 1942, de ne pas séparer les enfants juifs de leurs parents alors que les Etats-Unis avaient préparé – autres temps, autres mœurs… – un millier de visas d’accueil.
La leçon philosophique rejoint celle de Rousseau : un sentiment naturel d’empathie, indémontrable et spontané, est commun à tous. Cette voix du coeur peut être étouffée par l’intérêt, le fanatisme, les raisonnements. Mais pas longtemps. Ni sans dommage. Et si la civilisation croit se protéger en régressant, elle est perdue.
Reste la leçon politique. Donald Trump a fait machine arrière in extremis, contraint par les prises de positions de ses proches, y compris sa fille Ivanka, comme par les protestations internationales, où le silence de la France fait tache. En fait, l’échec du président américain, ici, n’a même plus à voir avec l’éthique, mais avec la gouvernance. Parce que le b-a ba est d’anticiper les parties en cours avec, au minimum, deux ou trois coups d’avance. Croire sauver la mise avec un coup de retard, c’est avoir déjà perdu.