Les athées, en prison !
Au Caire, la police a fermé le « Café des athées ». Et le parlement égyptien préparerait une loi pénalisant l’incroyance. Ainsi, demain, dans ce pays, peut-être sera-t-il possible d’aller en prison si l’on pense que Dieu n’existe pas, et qu’on refuse soit de mentir soit de se taire. Pareille éventualité se situe aux antipodes de tout ce que nous estimons normal, humain et juste. Trois bons siècles de droits de l’homme – élaborations de leurs fondements, mises en œuvre de leurs contenus – nous ont convaincus que les croyances sont à respecter et l’incroyance aussi. En outre, « ne pas croire » est devenu pour nous, désormais, si répandu, si banal et si familier que nous n’avons plus en tête combien ce fut longtemps scandaleux. Nous oublions que l’évidence inverse existe : en d’autres lieux, en d’autre temps, incroyance et athéisme sont objets de scandale et d’horreur.
Il ne faut donc pas considérer cette affaire égyptienne comme purement anecdotique. Elle l’est aussi : en période préélectorale, le régime du Président Al-Sissi souhaite visiblement adresser quelques signes, purement symboliques, à la rue. Simple question de politique locale, de tactique ? Pas seulement, car si l’on considère ce projet comme un symptôme, et qu’on ouvre grand la focale historique, ce qu’on observe est tout différent. La question de l’athéisme considéré comme menace à combattre, délit pénalisable, voire crime inexpiable n’est pas nouvelle, ni spécifiquement musulmane.
Sans doute pensera-t-on d’abord à l’Église – catholique, apostolique et romaine – et à l’Inquisition, diabolisant le moindre doute, cultivant l’idée qu’un début de mise en cause de l’existence de Dieu signale une emprise du Malin sur les âmes. On aura raison, mais partiellement. Parce que ce sont des hérétiques qui se retrouvaient sur les bûchers, c’est-à-dire des gens qui croyaient à un autre dogme, et non des athées à proprement parler. Parce qu’être athée, au sens moderne, était pratiquement impossible dans le cadre mental du Moyen-Âge et de la Renaissance, comme l’a mis en lumière le grand historien Lucien Febvre dans une étude devenue classique (1).
En fait, pour trouver exprimée la volonté explicite de jeter les athées en prison, il faut scruter en aval et en amont, avant et après la toute-puissance de l’Église, c’est-à-dire dans la Grèce antique et au siècle des Lumières. Dans l’Athènes classique, on ne saurait oublier que Platon, dans les Lois, son dernier dialogue, préconise le cachot pour ceux qui mettent en cause l’existence des dieux. Il prévoit même la peine de mort pour les récalcitrants qui persistent dans leur provocation et se révèlent impossibles à fléchir. Le motif : de tels esprits sont des ferments de discorde et de désorganisation, donc des dangers majeurs, aux yeux du philosophe, pour toute Cité juste.
Il ne faut pas oublier non plus combien Voltaire, en plein combat pour « écraser l’infâme » (le clergé et son pouvoir, le fanatisme et les superstitions) ne cesse de s’en prendre aux athées, parce qu’il les suppose de s’affranchir de toute morale. Voltaire est libre penseur, mais ne juge pas que pareille liberté doive être partagée par tous. Il préfère que le peuple soit tenu en bride. Et pour cela rien de mieux que les freins de la religion et la crainte du châtiment divin. « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer », écrit Voltaire. Cette formule célèbre anticipe sur le constat du Dimitri des Frères Karamazov de Dostoïevski : si l’homme devient « roi de l’univers », au nom de quoi sera-t-il encore vertueux ?
On voit que le symptôme égyptien est plus qu’une anecdote. Il débouche en fait sur une nuée de questions. Certaines ont été mille fois débattues. Par exemple : l’athéisme rendrait-il immoral ? Si ce n’est pas le cas, sur quoi donc se fonde exactement une morale sans Dieu ? D’autres commencent seulement à émerger. Ce qui nous paraît irréversible – sécularisation du monde, protection du droit de ne pas croire comme du droit de pratiquer une religion ou d’en changer, coexistence des credos – pourrait-il laisser place à une toute autre configuration ? Notre athéisme ordinaire ne sera-t-il, un jour, qu’une parenthèse dans l’histoire de l’humanité ? Dans quelle mesure un secteur carcéral réservé aux athées est-il ou non comparable, en miroir, aux quartiers pénitentiaires dédiés aux « radicalisés » ? Nous n’avons pas encore de réponses à ces questions. Mais nous devrions, au moins, avoir les questions. Et savoir les déjouer.
- Lucien Febvre. Le problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais (1942, Rééd. Albin Michel, 2014)