« Promouvoir un monde habitable » Rencontre avec Corine Pelluchon pour « Le Monde »
Quatre étages sans ascenseur. Escalier propre et net. Sous les toits d’un petit immeuble, dans une rue calme de Paris, non loin de la Porte d’Italie, vit et travaille Corine Pelluchon. « Eh oui, ça se mérite… » dit-elle en souriant au visiteur un peu essoufflé par ce trajet vers les hauteurs, qui bientôt respire mieux, dans un appartement sans un bruit, tapissé de livres.
En fait, cette scène évoque, à sa manière, le parcours de la philosophe. Parce que la pensée aussi, « ça se mérite ». Corine Pelluchon en sait quelque chose. Être une femme philosophe, ce n’est pas si facile. Nombreuses, évidemment, sont les enseignantes. Bien plus rares sont celles qui vouent, malgré barrières et obstacles, leur existence à la construction méthodique d’une pensée qui se veut à la fois rigoureuse, utile, et à la hauteur des défis de l’époque.
Être allée de l’enseignement secondaire à l’université, de la philosophie politique à la construction d’une nouvelle éthique, de Léo Strauss à la cause animale, devenue l’axe majeur de son existence, dessine une trajectoire singulière. Les livres successifs qui l’ont marquée en constituent, en un sens, les étages. Ils mènent à ce point de vue plus élevé, d’où, aujourd’hui, elle considère les liens entre le psychisme des individus et l’avenir possible de notre monde. Pour aider à le changer.
Car Corine Pelluchon ne fait pas de la philosophie pour le seul plaisir des concepts et des jeux théoriques. Son objectif est politique : éveiller nos consciences individuelles pour transformer peu à peu la société, le modèle de développement et de production, l’organisation du travail, les styles de vie, et reconstruire le politique… On jugera peut-être que c’est démesuré. Mais on a l’impression, en rencontrant l’auteure, qu’elle n’a pas le choix. Comme si une force interne la poussait impérieusement à écrire, mais pas simplement, il faut le répéter, pour explorer des idées et en faire des livres. Son désir est d’agir, de contribuer à « réparer le monde », comme elle dit, en discernant de vraies issues à nos impasses. Aujourd’hui professeure à l’Université Paris-Est-Marne-La-Vallée, elle s’avoue d’ailleurs habitée par « un sentiment d’urgence ». Elle éprouve, dit-elle, « la hantise d’une déshumanisation » qui guette les vies contemporaines. Contre ce danger majeur, elle s’est donnée pour tâche de « promouvoir un monde habitable, écologiquement soutenable et plus juste envers les humains et les non-humains ». Vaste programme…
Et qui se mérite – autant par un cheminement intérieur, affectif, que par un itinéraire intellectuel. Car on ne peut entrevoir de métamorphose profonde sans avoir fait, selon ses termes, « l’expérience de la vulnérabilité, de la fatigue, de la dépression, ces expériences difficiles qui mettent en échec notre volonté ». C’est pourquoi, quand Corine Pelluchon publie, en 2009, L’autonomie brisée, ouvrage centré sur la bioéthique, le titre évoque explicitement les personnes dépendantes, mais parle également de chacun d’entre nous. Parce que la souffrance aurait aussi une dimension philosophique. À condition d’être traversée et surmontée, elle contribue à modifier la pensée en l’humanisant, en la dépouillant de sa suffisance, de sa clôture sur soi.
On l’a déjà compris : la singularité première de Corine Pelluchon est de ne plus considérer la philosophie comme une affaire uniquement rationnelle. Certes, elle en conserve l’exigence de rigueur, le souci de la cohérence, la volonté de démonstration. Mais elle insiste sur la nécessité de faire place, dans la pensée, à l’affectif, au spirituel, au corps, ainsi qu’aux autres, humains et animaux, et au monde. Voilà qui s’est imposé à elle, peu à peu, avec une force et une évidence croissantes.
Inaugurée sous l’angle d’« une éthique de la vulnérabilité », sa réflexion s’est donc orientée vers le corps, vers la dimension politique des multiples « nourritures » qui ne cessent de le maintenir en vie et en joie. Car nous ne vivons jamais dans un enclos étanche. Au contraire, nous « vivons de » – de ce que d’autres ont semé, cultivé, récolté, préparé, cuisiné… – au propre comme au figuré. Les jouissances multiples de ces nourritures doivent nous rendre conscients de notre interrelation constante avec les autres vivants comme avec la nature. Au lieu de simplement « vivre de », il nous faut découvrir comment « vivre avec », et finalement « vivre pour », comme l’explique son nouvel essai.
C’est un livre ambitieux, parfois difficile, mais important. Éthique de la considération, qui vient de paraître (voir encadré), articule en effet sensibilité individuelle et responsabilité éthico-politico-écologique. Son objectif : une mutation affective et morale de chacun, pour que l’on ait le désir et la force de promouvoir, dans sa vie quotidienne et comme citoyen, un monde plus durable et moins violent. Sans cette profonde métamorphose des consciences personnelles, les institutions politiques demeurent vaines. « Car si les individus ne sont pas équipés psychiquement – pas seulement intellectuellement, mais affectivement – pour avoir du plaisir à diminuer leur consommation de produits animaliers, à réduire leur empreinte écologique, à trouver les capacités d’agir pour résister à l’ordre économiste du monde et soutenir une organisation politique fondée sur la reconnaissance de la valeur propre des êtres, toutes nos institutions sont des coquilles vides » insiste Corine Pelluchon.
Tout le propos de l’éthique de la considération consiste à fonder cette attitude et à en montrer les prolongements multiples. Mais comment s’y prendre ? Premier pas de la méthode : l’humilité. À l’héritage du christianisme, Corine Pelluchon, s’inspirant de Bernard de Clairvaux (1090 – 1153), emprunte en effet cette vertu, mais la sécularise et la déplace : « Bernard de Clairvaux écrit au pape Eugène III en exil: ‘souviens-toi que tu es né d’une femme’ . Impossible de gouverner sans se rappeler que l’on est soi-même sorti nu d’un ventre de femme, que l’on est un être engendré. Pour moi, toutefois, l’humilité, plutôt qu’une vertu, est d’abord une méthode. Car elle permet de purifier le regard, de ne plus être dans la toute-puissance et la domination, qui sont des tentations constantes de l’humain. L’humilité est une expérience qui dépouille l’individu de ses attributs sociaux, lui permettant de saisir son humanité nue, d’avoir de la compassion envers autrui, puis de comprendre sa place dans le monde en ayant le sens de la mesure. Ce qui manque aujourd’hui à quantité de gens extrêmement brillants… »
Le long cheminement élaborant cette éthique de la considération ne se résume pas en quelques phrases. Partant de l’humilité, il passe notamment par la magnanimité, la vulnérabilité et la convivance, sans oublier de prendre en compte les pulsions et la destructivité humaine. La clé principale est la perception de notre appartenance au « monde commun » – qui englobe humains, animaux, patrimoine naturel et culturel. Ainsi la cause animale n’est-elle pas, pour Corine Pelluchon, un îlot ou un à côté, mais bien un axe central de la vie éthique, un moteur de la transformation de soi et de la société : « Si on veut améliorer la condition des animaux et promouvoir un monde plus juste envers eux, alors même qu’il y a tant d’aveuglement et tant d’intérêts économiques en jeu, il faut transformer en profondeur les manières d’être du sujet. Depuis que nous parlons, combien d’animaux sont morts dans des conditions infernales ? Qu’est-ce que ce monde-là ? Je pense qu’on peut le changer. »
Repères
1967 Naissance à Barbezieux-Saint-Hilaire
1997 Agrégation de philosophie
2009 Publie L’Autonomie brisée. (PUF)
2015 Publie Les Nourritures. Philosophie du corps politique (Seuil)
2016 Professeur à l’Université de Paris-Est-Marne-La-Vallée.
2017 Publie Manifeste animaliste (Alma)
De la morale en politique
Nous avons l’habitude de séparer. Nous dissocions, notamment, vie intime et vie sociale, raison et émotions, humains et animaux… L’éthique de la considération veut, au contraire, les réunir, opérer le passage de la théorie à la pratique, de la pensée à l’action, et aider les individus à sortir du nihilisme pour préparer « l’âge du vivant ». Car « c’est dans la conscience individuelle que la société joue son destin », indique la première phrase du livre.
Cette « considération » consiste, avant tout, à regarder avec attention ce que l’on est soi-même, ce que sont les autres vivants, et le monde commun qui nous unit, indépendamment des attributs sociaux et des oripeaux de convention. Au terme du périple, séparations, clivages et morcellements s’estompent ou s’évanouissent : « Incluant le souci des autres et de la nature dans le souci de soi, le sujet s’élargit et se perçoit comme une partie de l’univers. »
Cet essai exigeant, dense et ambitieux, vaut d’être lu. Il convoque tour à tour philosophes antiques et classiques, éthique des vertus, théorie politique, psychologie, écologie pour repenser – autour de ce « sujet élargi » attentif au « monde commun » – ces questions vitales : environnement, cause animale, démocratie. Même si on ne partage pas tous les engagements et partis pris exposés, cette tentative est trop rare pour être ignorée. Et quelques formules méritent une postérité. Par exemple : « On ne se répare vraiment qu’au-delà de soi ».
R.-P. D.
ÉTHIQUE DE LA CONSIDÉRATION
de Corine Pelluchon
Seuil, « L’ordre philosophique », 286 p., 23 €
Extrait
Visage du nouveau-né
(…) c’est le nouveau-né ou l’enfant en chacun de nous qui nous met sur le chemin de la considération ; il nous aide à avoir le discernement nécessaire pour comprendre quelles sont les priorités à affirmer et nous donne le courage de dénoncer une organisation sociale, économique et politique ne pouvant aboutir qu’à la destruction du monde commun. Il n’est pas obligatoire d’enfanter pour faire cette expérience qui advient dès que l’on prend un nouveau-né dans ses bras et que l’on fait l’expérience de sa vulnérabilité en se sentant aussi fragile que lui ou que l’on considère le plus haut dignitaire de l’État comme un être qui, lui aussi, est né. (…)
L’éthique de la considération, dont la philosophie de la corporéité et de la naissance est le cœur battant, n’est pas seulement une éthique et une politique. Elle est aussi une manière de penser, de sentir, de vivre et de voir le monde, et une esthétique. Le nouveau-né est son visage. Le sublime se trouve dans le petit, non dans le grand ; il est dans ce qui est le plus fragile et le plus humble. Ce qui est considérable, c’est d’être né.
Éthique de la considération, p. 179-182.