Les prisons entre hontes et ambiguïtés
Les prisons sont à bout. De dégradation en négligence, d’insuffisance en indifférence, le système tout entier aujourd’hui vacille. La colère du personnel pénitentiaire en est le dernier indice. Globalement, une série de hontes escorte nos prisons. Honte de voir exposés aux violences et à l’angoisse des fonctionnaires sous-rémunérés. Honte de voir des détenus survivre ou sous-vivre dans des conditions d’hygiène indignes. Honte de constater que d’innombrables détentions provisoires se prolongent indéfiniment, au-delà du raisonnable et du tolérable, à cause des embarras du système judiciaire.
Sans doute faut-il nuancer : toutes les centres de détention ne sont pas identiquement surpeuplés, insalubres et dangereux. Et la France n’est pas la Bolivie, le Venezuela, ou le Vietnam, ni tant d’autres pays aux conditions de détention dantesques. Sur plus de dix millions de personnes actuellement détenues dans le monde, ce n’est pas dans l’Hexagone que la situation est la pire, ni pour les prisonniers ni pour les gardiens. Mais ce n’est qu’une piètre remarque : que la honte soit plus intense ailleurs n’empêche pas la gangrène des prisons françaises d’être très avancée. Et indigne.
Le paradoxe, c’est que tout le monde le sait, mais que personne n’y pense. Des kyrielles de commissions et de rapports ont déjà souligné dysfonctionnements et manquements. Quantité de reportages, de témoignages et d’actions ont mis en lumière ces scandales. Mais on a beau montrer, diagnostiquer ou dénoncer, il semble qu’aussitôt après chacun regarde ailleurs. La prison demeure l’envers du social visible, son lieu effacé. Elle fonctionne comme sa tache aveugle. Comme la honte qu’on ne veut pas voir, ou qu’on préfère oublier une fois découverte.
En fait, le lien entre prison et honte est bien plus profond et complexe qu’on ne pense. Pour le comprendre, il ne suffit pas de lire et de comparer les informations et témoignages disponibles (1). Il est également nécessaire de saisir, avec la profondeur de champ requise, comment et pourquoi s’est mis en place le système actuel. Lire ou relire la grande enquête historique et philosophique publiée en 1975 par Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison (Gallimard) s’avère indispensable. Il montre en effet combien l’univers carcéral est une invention moderne, élaborée et construite essentiellement au XVIIIe et XIXe siècles. Les cellules de nos pénitenciers actuels ne prolongent pas en droite ligne les vieux cachots du Moyen-Age et de l’Antiquité. Un tournant décisif a été pris, qui a transformé aussi les usages de la honte.
Le châtiment d’avant, celui des temps monarchiques, voyait triompher les supplices. Le pouvoir restaurait l’ordre en marquant, estropiant, détruisant le corps du criminel, selon des rituels sophistiqués. De pilori en bûcher, tout était visible : le supplice était une mise en scène de mise à mort. Il s’agissait de faire honte, de manière spectaculaire et corporelle, à celui qui avait offensé les lois. Dans son principe, la prison moderne veut opérer tout autrement : elle enferme le délinquant, le met à l’isolement, le soustrait du monde et de la société afin qu’il parvienne à se transformer, à se rectifier. Le but ultime, c’est que le prisonnier ait honte de ce qu’il a fait, qu’il regrette, s’amende et se réinsère. Mais cet idéal affiché – qui cible l’âme, non le corps – n’est qu’une façade.
Car l’échec, globalement, est au rendez-vous. Depuis deux siècles, les effets pervers des maisons d’arrêt et centres de détention sont connus et dénoncés. Or tout continue. Ce constat conduisait Michel Foucault à poser la question autrement, en interrogeant la fonction cachée de cet échec perpétué. Il demandait « à quoi sont utiles ces différents phénomènes que la critique, continûment, dénonce : maintien de la délinquance, induction de la récidive, transformation de l’infracteur d’occasion en délinquant d’habitude, organisation d’un milieu fermé de délinquance. » Les pistes paradoxales qu’il indiquait – son hypothèse est que la loi génère et organise les illégalismes – n’ont pas été souvent reprises ni approfondies.
En attendant, aux portes des établissements s’affichent l’exaspération des gardiens et au-dedans le malaise des détenus. Débloquer des crédits de toute urgence, concevoir un plan à moyen et à long terme semblent des évidences. Elles ne doivent pas faire oublier la nécessité impérieuse de tout réexaminer. A fond, sans œillères. Et sans honte.
- On peut notamment consulter le site de Prison Insider (prison-insider.com )