Trois leçons des ouragans
Trois fois en deux semaines, ils ont apporté angoisse et dévastation. Les ouragans, par eux-mêmes, ne sont pas une nouveauté. Leur nom fut emprunté par les colons aux Taïno, Indiens de langue arawak, qui peuplaient les Antilles Ils appelaient hurakan ces tempêtes gigantesques, d’où dérivent aussi bien l’anglais « hurricane », l’allemand « hurrikan », l’espagnol « huracan » que notre français « ouragan ». En 1677, Philippe Le Valois, qui croise dans les Caraïbes, décrit un « houragan » (sic) « qui renversait les habitations, arrachait les arbres et tuait en différentes manières les hommes et les animaux ». Alors, qu’est-ce qui a changé ? Qu’est-ce qu’Irma, José et Maria nous font comprendre, que ne savaient pas les générations antérieures ?
D’abord la fragilité de nos systèmes complexes. Eau courante, tout-à-l’égout, électricité, téléphone, automobiles et avions, connexions numériques… tout cela était évidemment inconnu des sociétés précédentes. La nôtre est considérablement plus dense, plus peuplée, plus sophistiquée, plus confortable et plus performante, mais également plus vulnérable. Aucun de nos réseaux ne résiste à un ouragan de force 5. Le revers de la puissance technique est son exposition à la désorganisation, son impuissance à maintenir un fonctionnement dont désormais tout dépend, de l’alimentation à la santé, de l’information à l’habitat.
Cette première leçon en cache une autre. Car la solidarité vient compenser la fragilité. Solidarité immédiate, en dépit des pillages, des habitants les uns envers les autres. Solidarité des services de l’Etat, en dépit des cafouillages sans doute inévitable. Solidarité des habitants de la métropole envers leurs concitoyens des Antilles et des Caraïbes. Pas seulement morale et affective mais aussi pratique, inventive, soucieuse d’être efficace. Facile à détraquer, la société contemporaine est solidaire pour se réparer. Elle peut y parvenir de manière relativement rapide et efficace, en matière d’équipements et de soins. Sans être parfaites, les réparations matérielles et morales sont s’efforcent d’être à la hauteur de la catastrophe. Parce que chacun, face aux malheurs des autres, se sent responsable.
Responsabilité est sans aucun doute le maître-mot de la troisième leçon. Il s’agit bien sûr, en premier lieu, de la responsabilité des pouvoirs publics dans les information et les alertes, la prévention des désordres, l’approvisionnement, et bientôt dans la reconstruction, le contrôle de nouvelles normes pour les bâtiments, la conception d’abris, de réserves d’eau, etc. Toutefois, ce que les ouragans viennent de mettre en pleine lumière va bien au-delà. Car ils conduisent directement, à présent, à la question de la responsabilité de l’humanité dans l’intensification de leur fréquence et de leur violence.
Voilà bien une question que nul ne se posait autrefois. Les humains subissaient comme ils pouvaient la fureur d’une nature hostile et déchaînée. Mais ils n’y étaient pour rien ! Ils n’imaginaient même pas y être pour quelque chose. Ou bien de manière très indirecte : les hommes avaient offensé une puissance divine, elle se vengeait d’eux par l’ouragan. Jamais celui-ci n’avait une origine humaine, même partielle. Voilà ce qui a changé : nous nous vivons aujourd’hui comme responsables, plus ou moins, du détraquement du climat, du réchauffement de la planète, donc notamment des ouragans.
Peu importe que les liens ne soient pas tous clairement établis. Pas besoin d’être sûr et certain que ceci explique cela, ni d’attendre que les scientifiques soient unanimes, pour constater que notre représentation du monde est en cours de métamorphose. Elle se convainc désormais que nous avons une part de responsabilité dans le réchauffement climatique, dans l’état global des équilibres de la planète. Du coup, face aux ouragans, nous sommes sur le point de passer de « responsables » à « coupables ». Nous pensons : « Est-ce donc de notre faute ? », alors que cette pensée n’existait pas. La conscience nouvelle d’une part de responsabilité humaine dans les causes des catastrophes naturelles conduit aussitôt à la question « que faire ? » Aujourd’hui, et plus encore après les ouragans, nous cherchons comment agir pour atténuer, à moyen et à long terme, le dérèglement du climat et tous les phénomènes qui en découlent.
Nous allons devoir vivre longtemps avec ces leçons. Si elles enseignent que pareils cataclysmes nous révèlent plus fragiles, plus solidaires et plus responsables, il est possible d’en conclure qu’ils nous rendent, ainsi, plus humains.