Le secret ? Indispensable pour tout !
« Transparence » est un des maîtres-mots du temps présent. Son injonction omniprésente ne concerne pas uniquement politiques, milieux d’affaires, monde de la finance. Depuis longtemps, elle embarque tout le monde dans l’exposition de soi-même sur les réseaux sociaux. Ce qui est opaque, ou simplement distant, paraît devenu suspect. On soupçonne le moindre retrait de masquer quelque forfaiture. Il faut donc impérativement s’exhiber, tout donner à voir, ne rien laisser dans l’ombre… L’ennui, c’est que ce n’est pas possible. Encore moins souhaitable. Prendre conscience de ce risque est nécessaire, si nous voulons rester humains. Voilà ce que rappelle le philosophe allemand Byung-Chul Han dans La société de transparence, essai critique incisif et concis.
Une fin complète du secret, un avènement de la transparence totale, signerait en effet la fin pure et simple du monde humain, en tout cas tel qu’il fut depuis des millénaires. Le philosophe – d’origine coréenne, aujourd’hui professeur à Berlin, en passe de devenir un des penseurs importants de notre temps – explique pourquoi. Au fil de brefs chapitres, plus affirmatifs que démonstratifs, il souligne tout ce que la folie contemporaine de la transparence menace d’essentiel.
Pas de désir sans une part de secret : c’est toujours sur ce qui est voilé, en retrait, invisible que l’imagination s’enflamme. Pas d’âme, ni d’autre, ni même d’amour sans une frange d’opacité : jamais nous ne sommes transparents à nous-mêmes, les autres ne le sont pas non plus, et c’est bien de cette part d’ombre que naissent, et que vivent, les passions. En fait, il y a partout de la stratégie – en amour, en affaires, en politique comme en philosophie –, dont une part d’opacité constitue la condition première. Sans secret, pas de ruse, mais pas de confiance non plus, puisque celle-ci constitue en fait un pari sur l’ignorance. Voilà pour quels motifs, selon Byung-Chul Han, la fin de l’invisible marquerait l’avènement d’un monde inhumain.
Il faut donc résister à l’injonction de transparence, refuser de voir nos intimités étalées, nos âmes retournées comme des gants. Contre le lissage général des existences, contre la construction accélérée d’un monde sans négatif, sans destin, sans événement, il est indispensable de défendre les masques, les replis, autrement dit la noblesse et la grandeur du secret. Car seule une vraie ombre permet aux lumières de se manifester. « La société de transparence est translucide mais sans lumière » conclut le philosophe.
Intelligents, ces jugements ont aussi l’inconvénient d’être unilatéraux. Ce manifeste anti-transparence ne voit en effet l’époque que d’un œil. Il fustige le « panoptique digital », qui emprisonne en faisant croire à la liberté. Il épingle l’hyperinformation, qui n’éclaire rien. Mais il oublie, ou écarte, quantité d’éléments permettant de donner une image bien moins catastrophiste du monde comme il va. Sans doute cette radicalité critique fait-elle le succès des essais de Buyng-Chul Han, auteur déjà d’une vingtaine de titres, dont huit sont traduits en français, parmi lesquels La société de fatigue (Circé, 2014), Le désir ou l’enfer de l’identique (Autrement, 2015). Il convient de le lire, mais sans naïveté. Dénoncer les travers et les pièges de notre époque est utile. Mais la peindre tout en noir n’est qu’un piège de plus.
LA SOCIÉTÉ DE TRANSPARENCE
(Transparenzgesellschaft)
de Byung-Chul Han
Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni
PUF, 94 p., 11 €