Sous l’angle de la vie. Rencontre avec Frédéric Worms
45 rue d’Ulm, la vieille maison. « Ecole Normale Supérieure », précise l’inscription au-dessus de la porte, rappelant éternellement sa création par un décret de… l’an III. En ces lieux qu’arpentèrent, en leur temps, Jaurès et Bergson (promotion 1878), Sartre et Aron (promotion 1924), où enseignèrent naguère Althusser et Badiou – entre autres… -, il faut emprunter, à gauche dans le modeste hall d’entrée, l’escalier en colimaçon qui monte au premier étage, réservé aux bureaux de la direction. Le philosophe Frédéric Worms, qui enseigne ici la philosophie contemporaine, et dirige un centre international de recherche sur la philosophie française, est devenu aussi, depuis 2015, directeur-adjoint de l’Ecole pour la section Lettres. Son bureau occupe quelques mètres carrés. A défaut de grand confort, le silence y convient au dialogue.
Dialogue facile, car l’homme est accessible, chaleureux, plus préoccupé d’une philosophie qui aide à vivre sans mièvrerie que de querelles théoriques absconses où sont perdus de vue le monde, les corps, les interrelations humaines. Avec lui, ce n’est pas le cas. Car le vivant est au cœur de la réflexion de ce philosophe sans esclandre, élu professeur rue d’Ulm en 2013 après l’université de Lille 3, mais aussi public, puisqu’on le retrouve à France Culture comme dans les colonnes de Libération. Fils d’un polytechnicien et d’une journaliste, il dit s’être retrouvé en khâgne par hasard, avant de devenir normalien, et premier de l’agrégation de philosophie, à 22 ans, en 1986.
Son nouvel essai, Les maladies chroniques de la démocratie parle de la politique sous l’angle de la vie, justement. On ne cesse en effet de dire que la démocratie est malade. Les critiques à son égard s’amoncellent, venant de l’extrême-gauche comme de l’extrême-droite. Frédéric Worms, pour sa part, soutient que la démocratie n’est pas « finie » – ni au sens où elle serait épuisée et caduque, ni au sens où elle serait parachevée et acquise. Elle souffre à ses yeux de maux chroniques et de faiblesses constitutives mais elle constitue également le seul remède à ces difficultés. Elle ressemble en cela à la vie humaine dans sa dimension organique et sociale, biologique et intersubjective : exposée à des dérèglements constants, renfermant en elle les capacités de rééquilibre.
La singularité de Frédéric Worms, formé à la pensée de Bergson – dont il a édité les œuvres complètes, etprolonge nombre d’intuitions -, est donc de ne pas dissocier la philosophie, la politique et la morale de la vie, appréhendée dans toutes ses dimensions. Développant un « vitalisme critique », le penseur s’est intéressé à la question du soin, à l’éthique médicale, et analyse notre époque comme le « moment du vivant ». En abordant les questions que soulève la démocratie aujourd’hui, il ne la considère donc pas seulement comme un régime politique, mais l’envisage dans son épaisseur, « multidimensionnelle » en quelque sorte, qui conjugue le pouvoir, le droit, les corps, les relations interindividuelles.
« Il faut revenir, dit-il, à ce qui enracine la démocratie dans nos vies, quelque chose comme une origine vitale et morale qui lui est essentielle. Les difficultés qu’elle rencontre ne devrait pas nous surprendre, parce qu’elles relèvent en un sens de la vie humaine, dans ses dimensions morales et politiques de conflit intérieur. » Depuis 2000, le philosophe a forgé, pour désigner ce conflit, la notion de « violation ». Dans un article publié à cette date par la revue Esprit, il expliquait qu’il ne s’agit pas seulement d’un concept juridique – la transgression d’une règle -, mais d’un type particulier de violence, ou d’abus de pouvoir. « La violation n’est pas la force en général, précise-t-il aujourd’hui, mais celle qui vient briser une relation intérieure entre des sujets. Par exemple, on peut recevoir un coup de n’importe quelle provenance – un arbre tombe, une pierre est lancée par un inconnu –, mais si c’est notre frère ou notre père qui nous frappe, cela vient briser quelque chose de particulier en nous, qui est vital. Ce n’est pas simplement le corps qui est affecté, mais les liens entre nous, qui sont en même temps organiques et affectifs. »
Pour illustrer cet entrelacs psycho-corporel, Frédéric Worms rappelle combien l’attachement du tout jeune enfant aux personnes qui prennent soin de lui – même quand il ne s’agit pas de ses parents génétiques – modifie son cerveau. « C’est pourquoi la maltraitance, la violence exercée par ceux-là même qui ont la charge de soigner, est la pire des violations. Chaque fois, l’expérience est mortifère. Mais tout ce dont on peut mourir est aussi vital. Et je soutiens que l’idée de justice, et les principes de la démocratie, s’enracinent dans ces expériences vitales. La démocratie s’efforce d’empêcher toutes les formes de violations. Elle ne défend pas seulement ses membres contre les violences extérieures – c’est la première fonction vitale du politique-, mais elle s’emploie aussi à les protéger, par ses principes mêmes, des violences qu’ils peuvent exercer les uns sur les autres. Les principes moraux de la démocratie sont aussi des principes vitaux. »
On butte alors sur la difficulté de maintenir l’équilibre entre défense envers les menaces extérieures et maintien des libertés intérieures. La guerre tend à limiter, voire à suspendre les règles de la démocratie. La lutte contre le terrorisme ne cesse de le rappeler : la tentation est grande, pour se protéger contre les agressions, de mettre les principes sous le boisseau et de suspendre leur application. Pourtant, insiste le philosophe, « on ne doit pas accepter l’injustice intérieure sous prétexte des dangers extérieurs. La démocratie doit continuer à lutter contre les violences intérieures, même si ça semble l’affaiblir. » Même si l’on admet l’existence de guerres justes, défendant les libertés contre des systèmes totalitaires, comme le fait Frédéric Worms, à la suite de Michaël Walzer et de nombreux autres penseurs, le problème demeure aigu. « J’aurais tendance à dire, comme Camus ou Malraux pendant la Seconde guerre mondiale, qu’il faut faire la guerre en sachant que ce n’est pas elle qui nous donne nos raisons de vivre pour la justice et pour et la paix. La guerre juste n’est pas celle qui lutte seulement contre l’agression, mais celle qui ajoute à ce combat l’idée de la paix à construire, de la création d’une société où l’on puisse de nouveau créer, aimer, habiter le monde. »
Pour y parvenir, quel pouvoir a donc la philosophie ? Poser la question est indispensable. Surtout face à l’un des penseurs les plus engagés, aujourd’hui, dans des travaux collectifs et des groupes de recherche interdisciplinaires, des dialogues avec des équipes médicales, au Comité Consultatif National d’Ethique comme au groupe d’éthique de l’Institut Curie. Un auteur qui a aussi décrit, dans Revivre (lauréat en 2016 du premier Prix lycéen du livre de philosophie), comment ce verbe passe du ressassement au recommencement. « Il y a une modestie inévitable du philosophe, devant les maux qu’il ne peut résoudre, comme devant le peu de bien qu’il peut prodiguer. Ceux qui sont vraiment aux avant-postes, ce sont par exemple les médecins, pas les philosophes. Mais la philosophie n’est pas non plus sans pouvoir, car elle se définit comme la recherche de la vérité destinée à transformer nos vies. Il y a des penseurs qui cherchent la vérité sans transformer les vies, d’autres qui cherchent à transformer nos vies sans la recherche de la vérité. Le philosophe fait les deux. »
Repères
1964 Naissance à Boulogne-Billancourt
1997 Publie Bergson : biographie, avec Philippe Soulez (Flammarion)
2007-2012 Dirige la première édition critique des Œuvres de Bergson (PUF)
2009 Publie La philosophie en France au XXe siècle. Moments (Gallimard)
2012 Publie Revivre. Eprouver nos blessures et nos ressources (Flammarion)
La démocratie toujours inachevée
Pourquoi la lecture de cet essai fait-elle du bien ? Parce qu’en un temps où l’on impute à la démocratie de quantités de maux, de faiblesses et de vices, Frédéric Worms rappelle d’emblée que ces pathologies sont inhérentes aux relations humaines et que la démocratie est seule capable non pas de les « guérir », mais plutôt de les endiguer, voire de les atténuer. Il ne considère donc pas la démocratie comme régime politique parmi d’autres, chacun d’eux possédant avantages et inconvénients. Il ne l’envisage pas non plus comme étape d’un processus historique global, étape que l’on pourrait jugée ultime, ou dépassable, ou déjà caduque.
Ce qui fait du bien, en fait, n’est pas d’être rassuré, bercé de faux espoirs. C’est au contraire d’être confronté à une réflexion lucide et réaliste. Oui, la démocratie est par définition instable, imparfaite, et toujours inachevée. Mais il en va de même pour toute la vie humaine, des liens profonds unissant vie organique, vie morale et vie politique.
Dès lors, le diagnostic se transforme en défense, la mise en lumière des maux se mue en leçon de courage. Certes, des crises nouvelles se conjuguent, et de manière inquiétante. La fin du livre en détaille trois : l’explosion sur internet de la désinformation et des théories complotistes, la montée des racismes, les méfaits de l’ultralibéralisme. Mais à cette convergence des dangers répond une convergence des résistances. Du bien, donc, et sans illusion – ce qui est rare.
LES MALADIES CHRONIQUES DE LA DÉMOCRATIE
de Frédéric Worms
Desclée de Brouwer, 254 p., 18,90 €
Extrait
L’erreur, c’est de poser un but absolu (« la » démocratie) et du coup des obstacles extérieurs, qui nous en sépareraient, comme par une sorte d’accident ou de hasard malheureux, sur le chemin radieux de l’histoire.
Alors que nous sommes face à une aspiration concrète, et aussi face à des obstacles réels, dont chaque dépassement est un progrès partiel, mais absolu, qui définit chaque moment de l’histoire, en sa singularité, et non pas dans le plan d’un histoire universelle. (…) Un moment, oui, avec ses progrès et ses régressions, mais non pas sur le fond d’un « Progrès » ou d’une « Catastrophe » (…)
Il faut donc changer notre idée d’histoire, et de la démocratie, ou des principes démocratiques.
(…) Car cette aspiration définit non pas un but ultime mais une lutte constante et précise, contre des formes précises de maux « chroniques », qui se marque par des progrès contre des régressions ou des retours.
Les maladies chroniques de la démocratie, p. 51-52.