L’avenir n’est plus ce qu’il était
En 1848, un jeune homme de 25 ans achève un gros manuscrit ambitieux. Il voulu formuler l’essentiel. Tout ce qu’il croit, sait, ou espère se trouve ainsi exposé. Finalement, il ne le publie pas. Il y puise pourtant, toute sa vie, idées et arguments et se décide à l’éditer 42 années plus tard, peu de temps avant sa mort. Ce livre s’intitule L’avenir de la science. Son auteur se nomme Ernest Renan (1823-1892). L’ouvrage et son auteur ont tous deux plus ou moins sombré dans l’oubli. A tort. Car on apprend beaucoup à la lecture de ce volume, et plus encore à l’étude de l’œuvre, immense et diverse, de cette figure capitale du XIXe siècle. C’est ce que rappelle François Hartog, avec acuité et finesse, dans un nouvel essai où il emmène le lecteur sur les traces d’Ernest Renan.
L’historien suit en effet les empreintes du grand homme, et leur caractère toujours ambigu, en quelques lieux emblématiques. D’abord Tréguier, la ville natale, où la statue de Renan, inaugurée en 1903 par Emile Combes – alors président du Conseil et chef de file des anticléricaux -, trône devant la cathédrale. Provocation, puisque l’auteur de La Vie de Jésus, ce best-seller inégalé, fut traité de « blasphémateur européen » par le pape Pie IX, et suspendu en 1863 après sa leçon inaugurale, où il avait parlé du Christ comme d’un « homme incomparable ». Ensuite l’Acropole, où le héros est représenté, dans un tableau de Brouillet, jeune encore, pensif et recueilli, s’adressant humblement à la déesse Athéna. Enfin, le bureau du Collège de France, où le vieux savant règne en maître et achève de rédiger son Histoire du peuple d’Israël.
Ce ne sont pourtant ni l’anecdote ni même la reconstitution d’une gloire passée qui intéressent le chercheur, on s’en doute. La préoccupation centrale de François Hartog, directeur d’études à l’EHESS s’attache aux représentations du temps et de l’histoire. En témoigne notamment Régimes d’historicité : présentisme et expérience du temps (Seuil, 2012). De ce point de vue, Renan est une charnière. Il incarne en effet le moment où s’est exprimé, avec la plus vive intensité, le « régime moderne d’historicité », celui où le futur devient l’élément dominant. Pour les classiques, le passé était la clé de tout, le modèle et l’explication de l’histoire. L’avenir constitue, pour la modernité, le seul moteur et le seul horizon de l’histoire. Et Renan s’est interrogé constamment sur le devenir ultime de la science, de l’avenir lui-même, n’a cessé de méditer ce que pourrait être la « religion de l’avenir », de s’interroger sur le futur de l’idée de nation, considérée comme « âme d’un peuple » et, selon sa formule devenue célèbre, « plébiscite de tous les jours. »
Ne pas se méprendre : François Hartog ne souhaite « pas un instant » actualiser Renan, ni œuvrer à un quelconque retour à cette pensée. Sa démarche est plus subtile. Le monde de Renan est loin du nôtre. Notre « présentisme » s’est construit sur le délitement de son univers : l’avenir paraît inconcevable, la religion moribonde, la nation en voie d’extinction. Or notre époque est nouveau travaillée par la réouverture d’un avenir, la réinvention du religieux, le renouveau des nations. Relire Renan, dans ce contexte, ne signifie pas revenir en arrière, lui emprunter ses solutions. Il s’agit plutôt de mieux inventer les nôtres, en prenant la mesure des différences qui nous séparent de ce rêveur d’avenir d’un siècle éloigné.
LA NATION, LA RELIGION, L’AVENIR
Sur les traces d’Ernest Renan
de François Hartog
Gallimard, « L’esprit de la Cité », 156 p., 16 €