« Alexandrie, Alexandra… », une philosophie
Etudier Claude François. Non, ce n’est pas une blague. Approcher cette œuvre sérieusement, philosophiquement. Scruter ses textes, ses rythmiques, son travail. Tenter de comprendre leur statut, les raisons de leur succès. Chercher en quoi consiste cet art délimité de la chanson populaire des années 1970-80, discerner les traits pertinents qui le définissent. Voilà une excellente idée. Mieux : une initiative courageuse. Car il est nécessaire, pour mener à bien pareille aventure, de franchir une haute barrière de préjugés. Les pires, ceux de la culture. Philippe Chevallier l’a fait, et s’en explique. Après des travaux sur Michel Foucault et sur Kierkegaard, quand ce philosophe disait s’intéresser au chanteur d’Alexandrie, Alexandra, il provoquait la même réaction, stéréotypée.
Claude François ? Eclat de rire ! C’est un sujet qui fait marrer, mais sûrement pas qui donne à penser. Avec Trenet, Brel ou Brassens, Barbara ou Ferré, tout irait mieux. Eminem, NTM ou Booba passeraient encore. Depuis que Dylan est Nobel, les alibis ne manquent plus. Mais Claude François… franchement, non. Nul n’est plus méprisé, ni jugé plus méprisable, par tout ce que le monde de la culture compte d’experts, de critiques et d’intellectuels. Il constitue, de fait, « le dérangement maximal ». C’est pourquoi la voie choisie par Philippe Chevallier est intéressante, d’autant plus qu’il se refuse la facilité. Pas question, pour lui, de s’en sortir par une banale inversion des pôles, du genre « c’est si nul que c’est grandiose », ou bien « plus c’est kitsch, plus ça m’intéresse ». Pas non plus de tropisme sociologique : comprendre pourquoi le peuple, supposé forcément berné, aime des horreurs pareilles n’est pas son souci.
Prendre Claude François au sérieux revient, pour Philippe Chevallier, à se donner les moyens de saisir les caractéristiques d’une « forme moyenne » de la chanson – ni création inspirée, ni laisser aller. Cette forme recycle ce qui a fait ses preuves, en multipliant reprises et adaptations. Elle ne laisse aucun élément au hasard, de l’orchestration aux costumes, des enregistrements aux copies. Elle s’applique en conséquence à tenir tous les bouts de la chaîne de production. Enfin, elle s’emploie constamment non pas à évoluer mais à approfondir ce qui la caractérise (simplicité, risque calculé), en finissant par effacer ce labeur intense derrière un produit fini frivole et un personnage-automate.
« J’ai cru voir que Claude François apportait aussi quelque chose de nouveau » disait Gilles Deleuze, dans l’Abécédaire, enregistré en 1988-89, diffusé en 1995 sur Arte. Il fut le premier philosophe à ne pas cracher sur le chanteur. Philippe Chevallier explicite cette nouveauté en un sens différent. Ce qui singularise à ses yeux « l’art difficile » de Claude François, c’est d’être d’abord et avant tout un travail, l’exercice exigeant d’un métier du spectacle et du divertissement. Ce professionnalisme minutieux, tous ceux qui ont œuvré avec Claude François le soulignent, qu’ils soient musiciens, paroliers, producteurs, ingénieurs… Une obsession exacte et besogneuse, gommée sous l’apparence de la facilité, constitue la clé de cette forme d’art jusqu’ici négligée, qui a suscité le dégoût des gens de culture et l’estime des gens de métiers. Entre les deux, sa réalité restait à explorer. C’est chose faite grâce à cet essai, qui est un modèle du genre. Mais de quel genre, finalement ?
LA CHANSON EXACTEMENT
L’art difficile de Claude François
de Philippe Chevallier
PUF, 286 p., 19 €