Quand les végétaux créent le monde
Notre image de la biologie est centrée sur la vie animale. Dès qu’on parle de « vie », on songe d’abord, sinon exclusivement, aux animaux. Les plantes ? Hors du champ, si l’on ose dire. On se souvient de leur existence pour la décoration. Ou bien l’alimentation. Pas vraiment pour chercher à comprendre ce que veut dire « vivre ». D’ailleurs, depuis fort longtemps, la philosophie a mis les végétaux au rencart. Aristote et les Anciens parlaient de « l’âme végétative », mais presque personne ne s’en soucie plus. Arbres, fleurs, graminées et compagnie, tout ce qui pousse, germe et bourgeonne s’est trouvé balayé hors du cercle de la philosophie et de ses objets légitimes. La vie des plantes fut confiée aux botanistes, aux jardiniers, aux agriculteurs. Les penseurs rangèrent les herbiers, cessèrent de contempler les feuillles.
Voilà un grand tort, et même un grand dommage. C’est ce qu’explique le philosophe Emanuele Coccia, maître de conférences à l’EHESS, dans La vie des plantes, essai magnifique autant qu’insolite. Il y rappelle combien les plantes se développent dans un rapport au monde à nulle autre pareil. En effet, elles sont immobiles, se nourrissent de lumière, se construisent par sa substance et ses flux. Elles s’auto-façonnent, inventent leurs formes. Et surtout, leur être au monde équivaut à faire le monde, car tout en y étant immergées, elles le produisent. Impossible d’oublier que notre atmosphère est d’abord un fait végétal : sans photosynthèse, pas d’oxygène, pas d’air. Chaque bouffée que nous respirons, c’est du souffle de vivants végétaux. Sortis de l’eau, ils ont créé autour de la terre un océan gazeux prolongeant la couche liquide. La terre leur doit l’atmosphère, et nous la vie.
Emanuele Coccia tire les conséquences métaphysiques de ce changement de perspective. Impossible, à ses yeux, de réhabiliter le mode de vie des végétaux et le lien au monde qu’il implique sans voir le socle de la philosophie basculer et finalement se dissoudre. Le monde n’est pas séparé des vivants, ni les vivants les uns des autres. « Plus qu’une partie du monde, l’atmosphère est un lieu métaphysique dans lequel tout dépend de tout le reste, la quitessence du monde compris comme espace où la vie de chacun est mêlée à la vie des autres » écrit le philosophe.
Il s’agit donc d’aller bien plus loin que l’esquisse d’une philosophie du statut singulier des feuilles, des racines et des fleurs. L’enjeu est de métamorphoser les idées même de monde, de vie, de sujet et d’objet, à travers une pensée du mélange qui retrouve des intuitions fondamentales de penseurs de la Renaissance. Mais Emanuele Coccia creuse son propre sillon, sans souci des cloisonnements académiques ni des barrières disciplinaires. La théorie du mélange est chez lui une pratique de pensée et d’écriture, qui engendre des essais à la fois limpides, denses et superbement déconcertants.
En 2010, à propos de La Vie sensible (Rivages), premier livre de ce chercheur (La Vie des plantes est le troisième), j’avais parlé d’un aérolithe, d’une heureuse surprise déjouant les codes et les grilles convenues. On voit mieux à présent d’où provient ce météore : d’une belle planète, que nous habitons déjà, mêlés à son souffle sans le savoir. Il est rare qu’un essai fasse prendre conscience si vivement d’une évidence muette. Serait-ce donc à cela qu’on reconnaît les philosophes ?
LA VIE DES PLANTES
Une métaphysique du mélange
d’Emanuele Coccia
Rivages, « Bibliothèque », 192 p., 18 €