La vie est plus qu’une tranche de foot
Aujourd’hui, avec l’ouverture à Paris de l’Euro 2016, une nouvelle séquence est supposée s’ouvrir. Place au jeu, aux enthousiasmes… On devrait enfin, autour des Bleus, refaire la fête, retrouver insouciance et cris de joie, oublier les séquences précédentes, effacer leurs séquelles. Il y eut les attentats, le pays bouleversé, le temps du deuil. Ensuite, la loi travail, le pays bloqué, le temps des affrontements. Enfin les crues, le pays noyé, le temps des inquiétudes. Voici venir le temps du foot, de la compétition, le pays réconcilié, hurlant d’une seule voix « Allez les Bleus ! »… Evidemment, ce n’est qu’une illusion.
Car les rivières ne sont pas encore rentrées dans leur lit, ni les sinistrés dans le leur. Manifestants et grévistes n’ont pas fini de défiler, et continuent de gripper des rouages de l’économie. Les procès liés aux attentats sont en cours, victimes et familles n’ont pas fait leur deuil, ni réparé leurs vies. Les menaces sur la sécurité demeurent intenses, focalisées cette fois autour des stades et, surtout, des « Fan-zones ». Rappeler ces vérités, ce n’est pas gâcher la fête, mais rester lucide. Notre tort est d’oublier cette évidence : la réalité n’est jamais une succession de séquences se chassant l’une l’autre. La vie ne peut se couper en tranches séparées et disjointes. Dans les faits, tout se chevauche, coexiste et s’entremêle, au grand dam des communicants comme des chaînes d’information continue.
Car ce sont eux les premiers responsables de cette scénarisation trompeuse – pas les seuls, cela va de soi, mais bien les principaux. Pour organiser la communication, sportive ou politique, il faut renouveler le récit, scander la rumeur, tenter de maîtriser images, attentes et rêves. De même, pour alimenter l’antenne jour et nuit, il est impératif d’élaborer des sortes de séries, avec quelques épisodes. A chaque moment, un grand sujet et un seul. Juste après, un autre. Si d’aventure un ancien thème refait surface, c’est embêtant. Il semblera inconvenant, décalé. Règle implicite : les affaires passées sont périmées, leur date limite de consommation médiatique est dépassée. Tout ce qui dure sort vite du champ de l’actualité, pour tomber dans la rubrique « rétrospectives ».
Le séquençage du réel n’est évidemment pas limité aux seuls secteurs de la communication et des informations. Le phénomène est général, et en un sens inévitable. Tout bonnement parce que la complexité et la diversité du réel ne nous sont jamais directement appréhendables. Impossible d’embrasser tout ce qui arrive, tout le temps et partout, dans sa symphonie, sa polyphonie, sa cacophonie. Pour comprendre, nous devons toujours sélectionner, poser une grille, retenir certains éléments, en masquer d’autres. Ainsi fonctionnent nos perceptions, nos analyses, nos connaissances, notre mémoire. Et nos disciplines scientifiques – « sciences dures » ou « molles » – coupent elles aussi la vie en tranches et ne peuvent faire autrement.
Qu’on imagine un instant, par exemple, un même match de foot vu par l’expert en tactique de jeu ou le photographe sportif, mais aussi par le médecin, le sociologue, le psychologue, le physicien, le chimiste, etc. – sans oublier le peintre, s’il rêve de succéder à Nicolas de Staël et sa quinzaine de toiles de 1962 « Les Footballeurs ». Chaque point de vue fait saillir des éléments différents, néglige les données non pertinentes pour son approche. Chacun, en fonction de sa discipline, aura donc une « version » de ce match, relative au prisme qui lui sert à décrypter le réel.
Cette multiplication de perspectives est impossible à supprimer. Mais on peut réduire ses inconvénients. C’est la principale fonction de la philosophie, qui rappelle constamment la complexité et la continuité du réel. Contre les grilles de lecture spécialisées qui nous font oublier la diversité du monde, la philosophie organise des systèmes d’alerte. Contre séquences et découpes, elle construit liens et relations. A sa manière, la philosophie organise des fissures dans les murs des visions du monde, défait les clôtures des disciplines. Pas seulement pour le plaisir d’y faire circuler un peu d’air, mais parce que c’est toujours en surmontant ces barrières que l’on peut entrevoir la complexité du réel. Derrière la tranche de foot, la vie continue.