Rencontre avec Nicolas Grimaldi « L’AMOUR NOUS FAIT VIVRE UNE EXPÉRIENCE DE L’ABSOLU »
Propos recueillis par Roger-Pol Droit
Voici un penseur solitaire et singulier. Familier autant qu’exigeant, rigoureux autant que promeneur, Nicolas Grimaldi, né en 1933, est l’auteur d’une trentaine de livres. Descartes y voisine avec Van Gogh, Socrate avec Proust. De ses périples entre esthétique, littérature et philosophie ne se dégage pas une doctrine systématique, mais un effort pour comprendre ce que chacun vit, un patient chemin pour rendre compte des énigmes de notre existence, à l’intersection du banal, du sublime et de l’effroyable.
Voilà pourquoi, depuis une dizaine d’années, ce professeur émérite à la Sorbonne s’intéresse notamment au désenchantement, aux solitudes, à la démence ordinaire, ou encore à L’inhumain, titre d’un récent essai (PUF, Perspectives critiques, 180 p., 17 €). Ce qui l’intéresse, en fin de compte, ce sont toutes les manières dont l’imagination vient perpétuellement interférer avec le réel.
L’amour en est évidemment un cas exemplaire entre tous. Nous « recréons sans cesse en l’imaginant » la personne aimée, que nous avons « inventée plutôt que choisie. » Au fil d’une écriture d’une précision digne des classiques, le philosophe propose de l’amour, et des métamorphoses qu’il engendre, une lecture à la fois évidente et à contre-courant.
La plupart du temps, nous croyons savoir pourquoi nous aimons telle personne. Vous montrez qu’en fait nous nous racontons des histoires. Quand on aime, ce serait donc sans raison ?
« Parmi toutes les puérilités proférées par les philosophes au sujet de l’amour, la plus grande consiste à vouloir lui trouver des causes rationnelles. La beauté et les perfections de la femme aimée expliqueraient l’irrésistible attraction qui porte un homme vers elle. Et pourtant, on aime quelqu’un bien avant d’avoir aucune raison de l’aimer. Inutile de convoquer le coup de foudre, car il n’y a pas d’expérience plus banale : on aime une personne avant même de la connaître, et non pas parce qu’on la connaît !
Ce qui voudrait qu’ « aimer » n’est donc pas synonyme de « préférer » ?
C’est même exactement le contraire ! L’amour n’est pas une conclusion que nous tirons de nos observations. Ce n’est pas parce que nous admirons de voir tant de perfections réunies en une même personne que nous la récompensons par le trophée de notre amour. S’il en était ainsi, le concours ne serait jamais clos, on accorderait son amour faute de mieux, comme un pis-aller, en attendant un meilleur score… ce qui est aux antipodes de l’amour.
Vous décrivez l’amour comme une folie ordinaire qui évoque aussi la mystique. A sa manière, l’amour serait-il une expérience de l’absolu ?
L’attente est constitutive de la conscience. Or toute attente porte en elle le sens de ce qui ne laisserait plus rien à attendre : l’infini, l’éternité, la perfection, la plénitude… En ce sens, effectivement, l’amour nous fait vivre une expérience de l’absolu. Mais nous la faisons dans nos corps, dans une rencontre au sein du monde, et cet absolu, par conséquent, se trouve sans cesse compromis par la promiscuité avec le relatif.
Parmi vos emprunts au vocabulaire religieux, vous parlez également de l’amour comme « révélation ». En quel sens ?
En plusieurs sens. La première révélation de l’amour, c’est que la solitude n’est pas insurmontable. Alors que nous sommes dans une solitude naturelle, presque originaire, nous découvrons soudain que l’autre, comme nous, attend un autre pour rompre sa solitude. La deuxième révélation, c’est que l’autre n’est pas fatalement une énigme. Il n’est pas nécessairement incompréhensible. Au contraire, il peut m’être si intime, et je peux lui être si intime, qu’il me semble l’avoir toujours connu et que lui me connaît mieux que je ne me connais moi-même. La troisième révélation « surnaturelle » de l’amour, c’est qu’il existe quelqu’un dont je n’ai pas spontanément à me méfier. L’état d’innocence semble retrouvé. Entre nous, rien ne fait d’ombre, pas d’arrière-pensées, la peur n’a pas lieu d’être. Pas plus que la pudeur. Ni la honte. Elle m’aime comme je suis, je la prends comme elle est…
Et le plaisir sexuel ?
La volupté, elle aussi, évoque l’absolu ! Car le plaisir est la seule expérience qui soit sa propre justification : il se suffit à lui-même. Parvenir à cette transe voluptueuse à deux fait de l’autre, si l’on peut dire, un cocélébrant. En résiliant chacun sa propre identité, en nous rendant plus attentif à l’autre que sensible à nous-mêmes, nous accédons ensemble à des confins de l’absolu. Si furtive que soit cette expérience, elle est intense et obsédante : l’autre en a partagé avec nous le caractère exceptionnel, il est le témoin et le desservant de cette sorte de sacrement que nous avons célébré ensemble.
Faut-il en conclure que la planète des amoureux n’est plus celle où vit encore le reste du monde ?
A eux deux, les amoureux forment un monde qui semble insécable, impénétrable, retranché de l’existence ordinaire. Pourtant, il leur faut continuer à vivre aussi dans le monde ordinaire. Souvent, l’existence amoureuse implique une double vie. Je continue d’être médecin, journaliste, éditeur, professeur, gangster ou proxénète, et puis je suis amoureux. Ce sont deux existences séparées. S’il faut sacrifier l’une à l’autre, je sacrifierais toujours l’existence ordinaire à ce qu’exige notre couple, comme dans Pépé le Moko.
Vous mentionnez ce film de Duvivier où Gabin choisit de mourir par amour, comme vous prenez nombre d’exemples chez Proust ou chez Simenon plutôt que chez Platon ou Schopenhauer. Ils parlent mieux de l’amour ?
Simenon, entre tous, me semble avoir décrit l’expérience amoureuse avec le plus de véracité, de lucidité et de pathétique. Contrairement au Banquet de Platon, l’amour n’est pas suscité chez Simenon par la découverte de la perfection mais au contraire par la disgrâce, l’infortune et la déchéance. Au lieu d’être rendus amoureux par ce que nous pouvons recevoir, nous le sommes aussi, et peut-être plus souvent, par ce que nous pourrions donner. L’amour aurait alors son origine non pas dans un narcissisme originaire mais dans une générosité vitale spontanée.
Ceci recoupe une distinction qui me paraît importante entre l’ordre de la représentation et l’ordre de la vie. L’ordre de la représentation est celui où nous sommes soucieux avant tout de l’image que les autres ont de nous, où règne la tentation de plaire, d’être envié et convié. Toute autre est la vie, qui ne cesse de s’épandre et se diffuser comme une lumière ou un flux. Nous vivons d’autant plus que nous transfusons notre propre énergie dans une autre. Il existe en chacun d’entre nous une tension entre l’ordre de la représentation et celui de la vie. Ces deux ordres nous invitent à des expériences amoureuses très différentes. Ou bien la femme aimée sera un avantage de plus pour me faire admirer, ou bien je suis tellement émerveillé de son existence que je voudrais contribuer à son accomplissement.
Globalement, aujourd’hui, il semble que la représentation l’emporte sur la vie. Alors que devient l’expérience amoureuse ? Inchangée, ou en voie de mutation ?
L’ordre de la représentation n’est pas celui du bonheur mais celui de la rivalité, constante et toujours malheureuse. A ce malheur de la séparation, il n’y a de remède que par l’amour. Lui seul l’amour peut nous procurer ce sentiment que toute distance, toute séparation, toute opacité sont abolies et que nous vivons dans une nouvelle innocence. C’est pourquoi, à mes yeux, il a de beaux jours devant lui. »
Métamorphoses de l’amour, Grasset, 178 p.,
En neuf dates :
1933 Naissance à Paris
1958 Agrégation de philosophie
1978 L’expérience de la pensée dans la philosophie de Descartes (Vrin)
1983 Professeur à la Sorbonne
1998 Bref traité du désenchantement (PUF, Livre de Poche, 2004)
2003 Traité des solitudes (PUF)
2005 Traité de la banalité (PUF)
2008 Proust, les horreurs de l’amour (PUF)
2011 Métamorphoses de l’amour (Grasset)