VIVRE AU MILIEU DE TOUT CE QUI FINIT
Héraclite le savait déjà : « panta rhei », tout s’écoule. Les instants comme l’eau des fleuves. Chaque moment de vie, quel qu’il soit, se termine inexorablement. Nos existences se passent ainsi de seuil en seuil, d’une dernière fois à une autre. Dès la fin de l’enfance, où règnent les « premières fois », commencent des adieux innombrables et divers, accompagnés de cérémonies souvent secrètes. Dernier jour de cours, fin d’un contrat à durée déterminée, petits adieux entre anciens amis, grande rupture entre anciens amants. Ou encore déménagements, ultimes instants quelque part. Dernière séance, au cinéma ou chez le psychanalyste. Retraite, fin de parcours. Jusqu’au bout du bout, la mort, connue et inconnue, où la vie ne sait jamais vraiment si elle va s’éteindre ou se transfigurer. Bref, nous n’en n’avons jamais fini avec les fins.
La philosophe Sophie Galabru s’empare de ce thème et le revisite dans un registre évoquant à la fois journal intime, conversation intelligente et réflexion cultivée. Déjà remarquée pour Le visage de nos colères (Flammarion, 2022) et pour Faire famille (Allary éditions, 2023), cette jeune agrégée de philosophie passe ici de la catégorie « meilleur espoir féminin » à celle d’autrice confirmée. Elle conduit habilement ses lecteurs à distinguer les grandes familles de « dernières fois » : les prévisibles, auxquelles on peut se préparer (fin d’études, de contrat, de carrière, de vie…), les espérées, qu’il faut construire (fin d’un exil, d’une épreuve, d’une maladie, d’une addiction…) – sans oublier, évidemment, toutes celles qu’on ne peut que subir, quand se délitent inéluctablement les premières amours, les visages lisses et les horizons d’avenir.
Comme les précédents ouvrages de Sophie Galabru, cet opus suit donc, à travers exemples divers et circonstances disparates, un thème directeur avant tout affectif. Ce qui frappe est le travail constant, souvent réussi, pour transformer en paradigmes de la condition humaine des préférences subjectives et des émotions personnelles. Car tout le monde, en vérité, n’est pas hanté par les dernières fois, même si, de fait, chacun découpe son existence sur fond de finitude.
Cet essai s’inscrit dans un courant émergent qu’on pourrait dénommer « ego-philo », comme on parlait naguère d’ego-fiction. La réflexion s’y ancre délibérément dans la subjectivité, les affects, le vécu quotidien, plutôt que de partir des concepts et des références théoriques. La démarche philosophique y vise à façonner et à partager une leçon de savoir vivre, une attitude envers l’existence, plutôt qu’une démonstration logiquement contraignante. La pensée s’y appuie aussi bien sur des références romanesques ou cinématographiques que sur les grands textes de la philosophie. Sophie Galabru s’inscrit à sa manière dans ce genre où s’illustrent, entre autres, Claire Marin, qui a notamment consacré des méditations aux ruptures (L’Observatoire, 2019) et aux débuts (Autrement, 2023), et Alexandre Lacroix, auteur de nombreux essais, tous rédigés Pour que la philosophie descende du ciel (Allary, 2017).
Ceux qui n’aiment que la théorie pure et dure ne trouveront pas là de quoi se satisfaire. Mais tous les autres feront de belles promenades, en constatant au passage qu’il n’existe jamais, pour la réflexion, de dernière fois. La philosophie ne se clôt pas. Quand disparaît une conscience, la pensée se prolonge dans une autre.
NOS DERNIÈRES FOIS
Défier la nostalgie
de Sophie Galabru
Allary éditions, 220 p., 20,90 €