LES MIGRATIONS FORGENT L’HISTOIRE
« Humanité » se dit en deux sens. Le terme s’emploie en biologie comme en démographie pour désigner l’ensemble des individus appartenant à l’espèce Sapiens, ainsi que leurs ancêtres et leurs cousins. Le même mot possède un usage moral (« faire preuve d’humanité »), issu cette fois de l’humanitas définie par Cicéron, vertu d’empathie, de compassion et de solidarité. Or, à chacune de ces significations, se trouve liée, de manière décisive, la question des migrants.
Première évidence : sans migrations incessantes, l’espèce à laquelle nous appartenons n’aurait jamais couvert le globe ni inventé l’histoire. Apparue en Afrique il y a fort longtemps – deux millions d’années au moins pour les premiers primates, deux cent mille ans pour Sapiens – l’humanité-espèce a parcouru, au fil des millénaires, d’innombrables chemins. Dans l’extrême diversité des époques et des circonstances, des motivations analogues se retrouvent : s’implanter sur de nouveaux territoires, fuir des menaces, partir à la recherche d’un sort meilleur.
C’est ce que met en lumière Homo migrans, une intéressante histoire globale des migrations proposée par l’archéologue Jean-Paul Demoule. Il rappelle qu’aucun déplacement de population n’a de cause unique : chaque situation combine conditions économiques, enjeux politiques, imaginaire collectif. En quelque centaines de pages, ce grand expert de la proto-histoire et de la naissance des États brosse une fresque des mouvements migratoires depuis l’émergence d’Homo Erectus jusqu’au confinement planétaire de 2020. Tout y passe donc, si l’on peut dire : l’arrivée progressive des humains sortis d’Afrique dans les Balkans, le long du Danube, puis vers l’Asie Centrale, l’expansion des Indo-Européens, la naissance des grands empires antiques, les prétendues « invasions barbares », la libre circulation médiévale, les puissances coloniales et la décolonisation, la mondialisation et le dérèglement climatique.
Jean-Paul Demoule retrace cette saga avec exactitude et vivacité. Il montre comment s’y conjuguent et s’y opposent, selon les époques et les circonstances, pression démographique, volonté de puissance, métissage des peuples, crainte des autres et solidarité envers eux. Parmi les leçons à tirer : les migrations furent, et demeurent, la marque de l’humanité. À tel point qu’aucune nation, sauf en rêve, ne saurait être considérée comme pure, immuable, « de souche ». La vraie question, qui s’impose avec une acuité croissante, est plutôt de savoir comment Homo migrans peut poursuivre sa route aujourd’hui, tant sa marche de toujours se trouve entravée par une série d’obstacles nouveaux : durcissement des frontières, murs et barbelés, politiques populistes, contrôle électronique, pandémie…
L’exode en cours de millions d’Ukrainiens dit assez que la fin de l’histoire n’est pas pour demain. Sous l’effet de conflits militaires, mais aussi climatiques, religieux ou politiques, l’espèce va continuer de migrer. C’est pourquoi, pas plus que le cours des événements n’est clos, l’humanité-sentiment n’est à jeter aux oubliettes. Plus que jamais, sans doute, nous aurons à garder en tête qu’il n’y a d’humanité que dans et par le souci des autres. On veut les effacer, ou bien les trier, ou encore les tenir en lisière. Tous, pourtant, d’où qu’ils viennent, quelque langue qu’ils parlent, quelle que soit la couleur de leur peau, sont des visages, exigeant attention et respect. Et si cela, qui fonde l’éthique, ne migrait pas ?
HOMO MIGRANS
De la sortie d’Afrique au grand confinement
de Jean-Paul Demoule
Payot, « Histoire », 432 p. ,23 €