PENSER LA PENSÉE, LE JEU SANS FIN
L’usage courant est très flou. Le même terme, « penser », s’emploie pour ne pas oublier d’acheter du pain, se remémorer ce qu’on faisait il y a dix ans ou s’interroger sur la finitude de l’existence humaine, alors que ces activités sont presque sans commune mesure. Pour s’en rendre compte, encore faut-il prendre la pensée comme objet à examiner. Ce retournement – cette « réflexion », au sens propre – inaugure la démarche philosophique. Celle-ci ne consiste pas seulement à concevoir des idées, à les exposer et à les défendre. Elle commence dès qu’on cherche à scruter comment naissent les idées, de quoi elles sont faites, ce qui permet de les enchaîner ou de les dissoudre, sans négliger l’étrange lumière où ces opérations deviennent possibles.
C’est ce que rappelle le philosophe Jean-Baptiste Brenet dans un petit livre à la fois accessible et savant, intitulé avec une sobre audace Que veut dire penser ? La question, simple et démesurée, débouche sur une méditation nourrie principalement des œuvres du grand philosophe arabe Averroès (Ibn Rushd, 1126-1198) et de celles d’Aristote, qu’Averroès commente et pour une part transforme, sans oublier les auteurs médiévaux qui prolongent et discutent, en latin cette fois, les thèses majeures de l’averroïsme. Tous ne cessent de se demander si penser est affaire spirituelle ou corporelle, intellectuelle ou affective, individuelle ou collective. Et, finalement, si tout se passe dans la tête, ou bien en dehors d’elle.
Professeur à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de la philosophie arabe et de ses prolongements dans le moyen-âge latin, Jean-Baptiste Brenet, formé à l’Ecole pratique des Hautes études auprès d’Alain de Libera, connaît excellemment ce moment de l’histoire de la philosophie, « gelé par l’oubli, donc neuf », selon ses termes. Il a consacré à ce temps fécond une bonne dizaine d’ouvrages, notamment Averroès l’inquiétant (Les Belles Lettres, 2015). Mais ce nouvel ouvrage est d’une encre différente. Imprégné des grands auteurs arabes, il convoque également Freud ou Patocka, Pasolini ou Theilhard de Chardin. Quintessence de lectures multiples, dont il se nourrit sans les exhiber, le texte se lit pour le bonheur d’un style concis miroitant de trésors multiples.
On y découvre d’abord une approche de la pensée plus sensible, corporelle, voire animale, que de coutume. Penser, ce serait toucher, estimer d’emblée, saisir d’un coup le sens d’une menace potentielle. Au lieu d’une pure opération rationnelle, une activité pulsionnelle. Il ne s’agirait pas de voir les choses d’en haut, en pleine lumière, mais de regarder vers le bas, comme on discerne une phosphorescence dans l’obscurité. Penser serait s’absenter du monde, saisir les choses par leur absence, plutôt que de rencontrer leur plénitude compacte. Ce serait « l’acte d’un être qui, au départ de tout, n’est pas lui-même »
Dans cette optique, l’homme qui pense ne reste pas en lui-même, dans la clôture de sa conscience ou la mécanique de ses neurones. La pensée devient à concevoir comme « transindividuelle ». N’existerait qu’« une seule intelligence pour tous les hommes », à laquelle chacun se connecte dès qu’il pense, que la tradition a nommé « intellect agent ». Les résonances contemporaines de cette conception sont nombreuses. Ce bref parcours vaut le détour parce qu’il marque ce moment, somme toute assez rare, où une grande érudition se détache d’elle-même pour parler simple et juste.
QUE VEUT DIRE PENSER ?
Arabes et Latins
de Jean-Baptiste Brenet
Payot, « Bibliothèque Rivages », 160 p., 16 €