VIRTUALITÉS OUBLIÉES DES LUMIÈRES
« Dis-moi quelles sont tes Lumières, je te dirais qui tu es ». Maxime imaginaire, certes, mais sans doute plus véridique que jamais. Car la grande effervescence qui a travaillé l’Europe, entre Âge classique et société industrielle, fait à présent l’objet de lectures renouvelées. Bien qu’elles semblent avoir été scrutées, déchiffrées, construites ou déconstruites de mille façons, les Lumières continuent de fasciner. Et de diviser.
Sont-elles le socle de l’universel, des droits de l’homme, des fondements de la République ? Le XIXe a renforcé cette image, devenue une référence majeure des discours politiques contemporains. Faut-il au contraire voir dans le triomphe de la raison la source paradoxale du totalitarisme, la matrice des nouvelles barbaries ? C’est ce qu’ont soutenu, dès 1947, Max Horkheimer et Theodor Adorno dans La dialectique de la Raison. Et si les Lumières étaient encore autre chose, que nous n’aurions pas discerné ?
Professeur de littérature à l’université Paris 8, Yves Citton fait le choix de cette dernière possibilité. Il focalise l’attention sur un ensemble de zones d’ombre, si l’on peut dire, au sein des scintillements habituels. Au lieu de relire Montesquieu, Rousseau ou Diderot, il s’est attaché à une tribu insolite de petits auteurs. Il arpente ainsi un archipel de textes hors normes, généralement jugés loufoques, médiocres, illisibles ou même délirants. Et il explore ces marges en friche en ayant en tête les mutations qui travaillent notre époque. Yves Citton traque, dans la galaxie des Lumières, des virtualités en attente, capables de déplacer les lignes rigides.
Ces « altermodernités » – terme et notion forgés en 2000 par Antonio Negri et Michaël Hardt – sont en effet censées rompre avec les méfaits supposés de la modernité, contourner ses catégories binaires, mettre en oeuvre d’autres rapports à la temporalité et à la multiplicité, expérimenter des relations différentes à l’économie, la religion ou la science. Entre autres… Au fil d’une dizaine d’études – publiées ces vingt dernières années mais largement remaniées -, on découvre mieux de quoi il retourne.
Le point de départ est chaque fois une œuvre insolite, et l’on croise chemin faisant de belles curiosités. Par exemple des loups-garous imaginaires devenant « réels », décrits par l’abbé Laurent Bordelon (1653-1730), ou bien Le Marchand de merde (1756), étonnante parade théâtrale, ou encore ces Lettres d’une Péruvienne de François de Graffigny, fort lues à l’époque, où la princesse Zilia montre combien « les autres » – exotiques et lointains – eux aussi un cœur et des sentiments subtils. Le plaisir de ces découvertes, parmi bien d’autres, aurait pu suffire. Mais non, il faut interpréter le mode d’existence des loups-garous comme une fabrique de l’image du djihadiste terroriste à la télévision, le marchand de merde comme une critique du marketing, et la princesse péruvienne comme une héroïne décoloniale.
Que cet usage des Lumières soit délibérément anachronique n’est pas le problème. Il réside plutôt dans le fait que cet essai ne cherche et ne trouve dans l’archive que ses propres convictions. Celles-ci se réclament, dans un même mouvement, de la Black Radical Tradition, de la critique de la rationalité et de la laïcité, de l’effacement des distinctions propres au monde ancien. Dans ce paysage, l’usage systématique de l’écriture inclusive est de mise. A tout prendre, malgré ses petits travers, et même quelques gros défauts, pour comprendre notre présent, mieux vaut lire Voltaire.
ALTERMODERNITÉS DES LUMIÈRES
d’Yves Citton
Seuil, « La couleur des Idées », 404 p., 23 €