MORT DU PHILOSOPHE MARCEL CONCHE
Mon article pour Le Monde
(publié le 28 février à 18 h)
Né le 27 mars 1922 à Altillac, en Corrèze, le philosophe Marcel Conche est mort, dimanche 27 février, dans sa maison de Treffort, dans l’Ain. Il aurait eu cent ans dans un mois. Son long parcours fut des plus singuliers. Aucun déterminisme social ne le prédisposait à devenir professeur à la Sorbonne ni auteur d’une œuvre abondante, diverse et originale, forte d’une cinquantaine de titres.
Son enfance solitaire, en milieu rural, se déroule entre moissons, troupeaux et vendanges. Longtemps, de son propre aveu, il ignore l’existence des lycées. Cet isolement ne l’empêche pas de manifester un intérêt personnel, précoce et spontané, pour la réflexion philosophique. Avec l’argent de sa première communion, il achète les Pensées pour soi-même du stoïcien Marc-Aurèle, et se passionne pour les Pensées de Pascal, qui deviennent son livre de chevet.
Chercher ce qui est vrai, comment vivre, selon quelles normes, trouver par quels chemins comprendre les énigmes de l’existence, voilà ses premières interrogations. Elles ne constituent nullement pour Marcel Conche des jeux académiques ou des sujets de dissertation gratuite. Plutôt des exigences existentielles, premières, naturelles. C’est pourquoi elles ne l’ont jamais quitté. Il n’a cessé de les reprendre, d’y proposer des réponses, d’en composer des livres clairs et profonds.
Arrivé enfin au lycée, il tombe amoureux de sa professeur de lettres, qu’il épouse peu après. Devenu agrégé de philosophie en 1950, ayant appris le grec et le latin tardivement, il se transforme en éditeur et traducteur d’Héraclite, d’Anaximandre, de Parménide, en commentateur et analyste de Pyrrhon, d’Epicure, de Lucrèce, sans oublier Montaigne. Il a consacré à ces auteurs de savants et lumineux travaux, publiés d’abord aux éditions de Mégare, maison confidentielle qu’il avait lui-même créée, repris ensuite aux Presses universitaires de France.
Car une sorte d’endurance et d’obstination rares était l’un de ses traits de caractère. Peu lui importait la notoriété immédiate, mais il ne reculait pas d’un pouce quand il avait entamé une tâche, aussi exigeante et aride qu’elle fût.
Cette même attitude, modeste mais tenace, a présidé à sa carrière universitaire, qui le conduisit à enseigner jusqu’en 1963 dans des lycées (Cherbourg, Evreux, Versailles), puis à l’université de Lille, où il fut l’assistant d’Eric Weil, jusqu’en 1978 et enfin à la Sorbonne, où il fut titulaire de la chaire de métaphysique jusqu’en 1988. Professeur atypique, ironique, aimé de ses étudiants, il se fit remarquer notamment par l’accessibilité et la cohérence de ses cours, dont son livre sur L’aléatoire (Encre Marine, 2012) fournit un bon exemple.
Son œuvre couvre près d’une cinquantaine de volumes, où voisinent ouvrages de métaphysique, de philosophie morale, de création littéraire. Schématiquement, sa trajectoire philosophique se caractérise par une série d’abandons qui ne conduisent pas au désespoir. La croyance en Dieu, le philosophe l’a abandonnée en raison de l’existence de ce « mal absolu » que constitue, à ses yeux, la souffrance des enfants dans les camps de la mort, qui ne peuvent donner aucun sens à ce qu’ils subissent (Orientation philosophique, 1974).
Le monde et l’histoire n’ayant ni sens ni ancrage réel, l’essence de l’homme n’existant pas, il faudrait se résoudre à un « nihilisme ontologique » : nous n’avons que des apparences pour seule réalité, selon Marcel Conche. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour devenir désabusé. Pour lui, Le fondement de la morale (1982) se trouve dans le dialogue interhumain : « Tout homme est en soi l’égal de tout autre, si l’on considère uniquement cette capacité essentielle que chacun possède de dire ce qui se montre à lui comme vrai. »
Ce livre et le précédent, et plusieurs autres titres, viennent d’être rassemblés dans un fort volume, L’infini de la nature (Bouquins, 2022) contenant les principales œuvres philosophiques de Marcel Conche. La dernière partie de son œuvre, de 1998 à 2021, est plus littéraire et personnelle, mêle souvenirs et journaux intimes, dont plusieurs volumes sont publiés sous le titre général de Journal étrange (PUF, 2006-2011).
Plusieurs aspects de ce vaste ensemble peuvent prêter à discussion, notamment son pacifisme radical, maintenu quel qu’en soit le coût, sa défense de Heidegger quand ce penseur se révélait à tous égards indéfendable, sa confiance illimitée en la nature. Il n’en reste pas moins que le tout constitue un exemple rare de pensée personnelle et sincère, offerte en partage à tous et respectueuse par avance des possibles désaccords.
Roger-Pol Droit
Marcel Conche en quelques dates
1922 Naissance à Altillac (Corrèze)
1950 Agrégé de philosophie
1974 Publie Orientation philosophique
1978 Professeur à la Sorbonne
1986 Héraclite (PUF)
2006-2010 Journal étrange (PUF, 5 volumes)
2022 L’infini de la nature. Œuvres philosophiques (Bouquins)
Mort à Treffort le 27 février