LE DIABLE A-T-IL VRAIMENT DISPARU ?
Peau très rouge, cornes au front, rire sarcastique, trident à la main… La silhouette du démon standard se reproduit à l’identique de publicités en bals masqués, de fêtes foraines en parcs d’attraction. Ce diable banalisé vante les mérites de la viande de bœuf, accompagne la Salsa du démon ou les soirées d’Halloween. Personnage de comédie, panoplie stéréotypée, il ne fait plus peur à personne. Nous en oublions presque que le Malin inspira pourtant, durant des siècles, les terreurs les plus intenses. Figure du mal absolu, artisan de maléfices inconcevables, il collectionnait les perditions éternelles.
Son existence inspirait d’autant plus d’effroi qu’elle était, le plus souvent, impossible à détecter d’emblée : ses visages étaient multiples, ses traits changeants. Le Diable du temps jadis, bien que par nature « infect, vil et puant », était susceptible d’apparaître sous des formes très diverses, apparemment anodines : chien noir ou crabe, ombre ou chat. Les démons n’ayant pas de corps, ils s’en créent un « avec de l’air », selon les connaisseurs, et multiplient ainsi aisément les subterfuges pour mieux dévaster les âmes.
C’est ce que rappellent deux universitaires experts en diableries, Nicolas Diochon, historien spécialiste de la sorcellerie, et Philippe Martin, professeur à l’université de Lyon 2, auteur de nombreuses études sur les superstitions et le fait religieux. Ils ont eu la bonne idée de rassembler et de présenter avec soin plusieurs dizaines de textes, dont les dates de publication s’échelonnent de 1321 (Dante) à 1912 (Le cabaret de l’Enfer). Tous décrivent des Rencontres avec le Diable, en des termes dont l’évolution même est instructive.
Dans cette anthologie bigarrée, quelques grands auteurs sont présents (Jean Bodin, John Milton, Goethe) à côté de nombre d’explorateurs des ténèbres moins illustres, mais souvent pittoresques et intéressants. Jean-Joseph Surin décrit par exemple les religieuses possédées de Loudun en 1636, au moment même où Descartes met la dernière main au Discours de la Méthode. L’âge classique est en effet à la charnière de la conviction médiévale que le diable se rencontre en chair et en os, et de l’imagination littéraire qui va suivre, où il est seulement évoqué. Le diable de l’ancien monde se touche, s’affronte, se combat. Ses avatars envahissent les corps, agitent les couvents, dévastent les maisons vertueuses, ruinent les réputations.
Cette présence physique laisse place, peu à peu, à une figure de récits, reprise et transformée notamment par Dostoïevski, Bloy, Huysmans et quantité d’autres, de contes en opéras, de nouvelles en romans. Au XIXe siècle, quelques catholiques continuent à proclamer la réalité de Satan, mais l’époque n’adhère plus au diable des théologiens. Elle court désormais après la figure du bouc présidant aux cultes lucifériens attribués aux francs-maçons et prépare déjà les courts-métrages de Méliès ou les réclames pour la ouate Thermogène.
Toutefois, on aurait tort de croire que le diable s’est complètement évanoui. Le plus probable est qu’il s’est déplacé, rien d’autre. Complotismes, idéologies racistes, radicalisations de toutes natures font en effet grand usage de la diabolisation. Le mal, c’est les autres. Le diable, aujourd’hui, a pris le visage de l’humain déshumanisé, celui dont on fabrique une image telle qu’il fait peur, qu’on le méprise sans fin, et qu’on aime le détester.
RENCONTRES AVEC LE DIABLE
Anthologie d’un personnage obscur
de Nicolas Diochon et Philippe Martin
Cerf, 398 p., 24 €