L’EMPIRE ROMAIN PARLE DANS SES MONNAIES
L’entreprise est curieuse, au premier abord. Elle peut même paraître insolite, sinon étrange. Et réservée à une poignée d’experts. Car, pour s’intéresser au monnayage sous l’Empire romain, il faut être à la fois numismate chevronné et historien averti. Projeter en outre de déchiffrer, pour la première fois, dans ces tonnes de pièces métalliques un étonnant discours politique inaperçu, poursuivi plusieurs siècles durant, voilà qui devrait condamner ce volume fort érudit à rencontrer moins de lecteurs que son nombre de pages.
Ce serait très dommage, parce que cette somme se révèle passionnante pour tout honnête homme. Surtout, elle innove réellement, et de manière fort intelligente. Son inventivité théorique possède une fécondité qui va bien au-delà de la personnalité des empereurs romains, des figures représentées sur les pièces, des enjeux économiques et symboliques de la circulation de ces flots de métaux dans le monde antique.
Il est vrai que Donatien Grau a plus d’une corde à son arc. Normalien, agrégé, diplômé de Sciences Po et d’Oxford (entre autres), conseiller des musées d’Orsay et de l’Orangerie, co-directeur de la collection Figures chez Grasset, il est déjà l’auteur de plusieurs essais brillants, notamment une remarquable étude sur Néron en Occident (Gallimard, 2015). Cette fois, il révèle une érudition époustouflante en matière de pièces antiques comme de querelles d’historiens à leur sujet. On devrait dire, parodiant Terence, que rien de ce qui est romain ne lui est étranger – ce que confirment le livre, et ses quarante pages de bibliographie.
L’essentiel demeure le pari qu’a pris cette recherche : considérer l’ensemble du corpus des monnaies impériales comme un texte global, cohérent et sensé, restituer ce discours dans son unité et ses ruptures, révélant ainsi l’existence d’une « autobiographie imagée du pouvoir » impérial. Forger pareil projet suppose d’avoir surmonté nombre d’obstacles. Par exemple : ne plus opposer, comme on le fait habituellement, sources littéraires et matériaux monétaires, s’attacher à ce que disent les images de chaque empereur de sa fonction de maître du monde (et non de sa vie personnelle), chercher quelle mémoire se conserve en évoluant, dans la succession des figures représentées, au lieu de considérer chaque règne isolément. Le pari était risqué. Il est tenu, et magnifiquement gagné.
Car, en arpentant ces multiples collections de frappes d’argent ou de bronze, on découvre peu à peu, grâce à Donatien Grau, un discours du pouvoir. Il parle de soi, de sa légitimité, de la Ville éternelle fondatrice de l’autorité. Il écrit la mémoire du monde que l’Empire englobe, sous l’égide du maître qui l’incarne. Ce discours se tient sans paroles, dans les pièces de monnaie, à travers la succession de leurs figures au fil des siècles. Il trouve aussi des résonances et des compléments dans une myriade de textes latins tardifs, plus nombreux qu’on ne le croit, traitant de la monnaie et de ses enjeux.
C’est une rareté, un livre où se répondent photographies de pièces antiques, hypothèses hardies et novatrices, kyrielles de références à d’austères numismates comme à Sénèque, Cicéron, Pline ou Tacite, sans compter bien des auteurs obscurs, et nombre de modernes, de Nietzsche à Michel Foucault. Quand s’y esquisse, en outre, une forme de révolution méthodologique, ce n’est pas… monnaie courante.
LA MÉMOIRE NUMISMATIQUE DE L’EMPIRE ROMAIN
de Donatien Grau
Les Belles Lettres, 516 p. p., 43 €