LA RÉSURRECTION DE JOHN STUART MILL
Son nom est connu. Une partie de son profil aussi. Malgré tout, John Stuart Mill (1806-1873) demeure peu lu en France, et largement sous-estimé. On souvient de l’éducation fantastique qu’organisa son père, le philosophe utilitariste James Mill, qui apprend l’alphabet grec à un garçon de trois ans. A huit, le jeune prodige lit Hérodote et Platon dans le texte, entame le latin et l’algèbre, puis l’économie politique. Il discute bientôt du prix du blé avec David Ricardo (1772-1823) ou bien du système pénal avec Jeremy Bentham (1748-1832), de vieux amis souvent à la maison. A vingt ans, le petit génie déprime gravement et finit par se convaincre que les émotions –arts, poésie, amour… – comptent aussi dans la vie.
Ses œuvres majeures, toutes disponibles en français, couvrent les domaines cruciaux de la pensée et des sciences humaines, depuis la logique jusqu’à l’indispensable égalité des hommes et des femmes, dont il devient un défenseur remarquable, en passant par l’économie, les libertés publiques, la nécessaire redistribution des profits, les aspirations profondes de l’humanité le socialisme… Dès qu’on plonge dans l’un de ces textes, on comprend pourquoi John Stuart Mill constitue, aujourd’hui plus que jamais, une référence centrale des débats intellectuels anglo-saxons.
Pourquoi donc, ici, tant d’indifférence ? Sans doute ce touche-à-tout cumule-t-il plusieurs handicaps. Il écrit clair, élégamment, et en anglais, alors que, ces dernières décennies, nombre de philosophes français ne jurèrent que par des penseurs de langue allemande, de préférence empêtrés dans un jargon boueux. En outre, il n’a pas construit de système et son éclectisme apparent fait qu’on ne sait où le situer. Libéral, il estime le socialisme. Utilitariste, il tient compte des sentiments et du bonheur individuel. Athée, il est attentif à la transcendance. Conservateur, il devient un pionnier du féminisme. Ceux qui ne pensent que par étiquette n’y comprennent rien, et concluent que ce penseur incohérent n’a rien à nous apprendre.
Au contraire, John Stuart Mill, parce qu’il « embrasse tous les domaines de l’expérience humaine » se révèle d’une « extraordinaire actualité », explique la jeune philosophe Camille Dejardin dans un essai aigu, informé, brillant, à la fois enthousiaste et enthousiasmant. Elle montre comment le libéralisme intelligent de Mill permet une critique efficace de l’actuel néolibéralisme et de ses dérives. En articulant épanouissement personnel et idéaux collectifs, en développant une conception de l’individu dont le bonheur personnel doit contribue au progrès de l’humanité, ce penseur comprend et fait comprendre que la liberté n’a de sens que couplée à la responsabilité. Contre les dogmes, il promeut le pluralisme, la nécessité de tout dire et tout discuter, l’art de la nuance et l’ouverture d’esprit. Il combine exigence rationnelle et horizon d’utopie raisonnable.
Camille Dejardin fait voir combien cet homme du XIXe siècle a su forger des outils devenus indispensables pour sortir notre XXIe siècle de ses impasses. Ce que réussit cette agrégée de trente-et-un ans avec ce premier livre coup de maître n’est pas simplement la réhabilitation d’un grand penseur négligé en France. C’est la résurrection d’une attitude à la fois réaliste et visionnaire, exigeante et ouverte. Pareil équilibre manque cruellement, aujourd’hui, pour inventer des sorties de secours aux impasses qui nous menacent. Voilà donc un livre hautement utile.
JOHN STUART MILL, LIBÉRAL UTOPIQUE
Actualité d’une pensée visionnaire
de Camille Dejardin
Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 398 p. p., 24 €