DES PHILOSOPHES, DES CLOWNS ET DU VIN
Il arrive que la philosophie impressionne. On redoute de ne pas comprendre, de s’ennuyer. On craint aussi, sans toujours se l’avouer, d’être embarqué dans un périple passionnant mais interminable, capable de gâcher l’existence à force de vouloir l’examiner au lieu de la vivre. Comment expliquer que la réflexion est source de joie, et accessible à chacun, et qu’elle peut transformer les individus, la société, l’histoire ? En inventant quantités de voies d’accès et d’initiation sans peine. Elles sont utiles, diverses, et de qualité inégale, évidemment. Mais leur prolifération peut devenir, à son tour, un problème.
Les clowns dissolvent les appréhensions. Et surprennent. Au premier regard, leurs pitreries et maquillages paraissent aux antipodes de l’austère travail sur les concepts des philosophes. Et si, malgré tout, il existait « un apparentement intime des philosophes et des clowns ? » C’est ce que demande, dans son nouvel essai, Daniel Payot. Cette étude, qui convoque une brochette de contemporains – parmi lesquels Ersnt Bloch, Walter Benjamin, Günther Anders, Theodor Adorno -, n’a pas la vulgarisation pour premier objectif. Mais elle s’emploie effectivement à bousculer les représentations convenues en montrant combien, au XXe siècle, une proximité troublante entre bouffons et penseurs s’est trouvée soulignée.
Günther Anders, par exemple, assimile l’attitude de décentrement du philosophe, cessant de coïncider avec soi-même pour examiner ses idées et ses conduites, au décalage natif des clowns, comiques parce qu’égarés, décalés, toujours trébuchant. Plus subtilement, chez nombre d’auteurs de la modernité, cette figure du clown évoque l’émergence d’une nouvelle subjectivité, déconcerté et chancelante. Ce sujet défait, titubant entre désespoir sans recours et espérance sans motif, habite encore notre époque. Daniel Payot, auteur de plusieurs ouvrages consacrés aux théories esthétiques contemporaines, professeur à l’université de Strasbourg dont il fut également président, livre donc des clés intéressantes pour l’analyse des temps présents.
Toute autre est la démarche de Grégory Darbadie, professeur de philosophie. Il suit verre en main, si l’on ose dire, les philosophes viticulteurs et goûte les discours sur le vin des penseurs qui en boivent sans le cultiver. Les lecteurs sont donc invités à trinquer avec Montaigne et Montesquieu, qui produisirent du vin, mais aussi avec Gaston Bachelard, Georges Canguilhem ou Michel Serres, qui en célèbrent vertus et saveurs, ou avec Marcel Conche, qui travailla la vigne. L’auteur imagine même, pour finir, un personnage traversant les siècles pour parler du vin en compagnie, entre autres, d’Emmanuel Kant, d’Adam Smith et de Karl Marx.
La cave des philosophes, dans l’ensemble, a été peu explorée. Y descendre est certes amusant et sympathique, mais les arômes qu’on y trouve semblent moins longs en bouche que leurs propos métaphysiques, éthiques ou politiques. Voilà qui confirme l’existence d’un problème : la multiplication croissante de livres centrés sur des questions amusantes, mais finalement annexes, risque de détourner de l’essentiel. En scrutant les images des philosophes, leurs régimes alimentaires, leurs porte-monnaie, leurs habitats, leurs lubies, leurs manies, sans oublier leurs animaux, leurs pratiques sexuelles, leurs voyages ou leurs systèmes pileux… on s’expose parfois à oublier leurs idées. La philosophie n’est pas à craindre. Les détours pour y conduire peuvent le devenir.
LES PHILOSOPHES ET LE TEMPS DES CLOWNS
de Daniel Payot
Circé, 156 p. p., 20,50 €
LE VIN DE LA PHILOSOPHIE
Les promenades philosophiques de Bacchus
de Grégory Darbadie
Apogée, « Le savoir boire », 180 p., 12 €