DÉFENSE DE LA CHAIR, MENACÉE D’EFFACEMENT
Un cri de colère, plutôt qu’un essai académique. Un appel à résister au monde lisse et asexué qui nous menace, quand « tout est devenu effroyablement salubre ». Un plaidoyer pour la jouissance, ses terreurs, sa puissance, ses paradoxes, son ancrage immémorial dans la nature des corps. Un ton vibrant, provocant, habité, parfois échevelé ou irritant, à l’image de tous les héritages dont il se réclame pour mieux secouer nos pseudo-assurances de l’heure. Contre un présent si cool, si propre, le passé dont ce livre veut faire une arme rassemble sorcières, artistes, kabbalistes, génies du mal… entre autres.
La fougue de David Haziza, on l’aura compris, ne saurait laisser indifférent. Avec Le procès de la chair. Essai contre les nouveau puritains, ce philosophe de 34 ans, normalien, qui vit à New York et enseigne la littérature française à Columbia University, jette dans le marigot de l’époque un pavé virulent et vigoureux. Déjà remarqué pour sa traduction nouvelle et son libre commentaire du Cantique des Cantiques (Talisman sur ton Coeur, Cerf, 2017), l’écrivain se fait cette fois polémiste, pour défendre la vie – rien de moins.
Car, selon lui, la vraie vie est aujourd’hui menacée d’effacement. Parce que notre temps en est venu à rêver d’annuler le désir, afin de ne plus avoir à le dompter. Parce que l’époque fantasme d’éradiquer intégralement la violence au lieu de l’affronter en l’assumant. Parce que cent techniques diverses fabriquent un corps nickel, détoxiné, neutralisé, en oubliant combien les organismes réels puent, vieillissent et crèvent – ce qui de fait les rend vivants, donc désirables, terribles et sublimes à la fois.
A force de croire que tout doit être pacifié, nous serions en train de dévitaliser systématiquement l’existence. A la place du sang, le plastique déjà triomphe. Les expériences premières et permanentes de la chair – manger et déféquer, jouir et souffrir, se reproduire et mourir – seraient désormais sous le coup d’anesthésies mortifères. Celles-ci s’ingénient à gommer les données de la nature, pour mieux leur substituer des machines et des contrats, de l’hygiène et des contrôles, de la surveillance et des réseaux. David Haziza met ainsi en lumière des convergences rarement soulignées entre sécurité obsédante, sexe aseptisé et annulation du désir. Tout se liguerait pour en finir avec la chair, ses vertiges, ses extases.
Contre cette existence asexuée, sans risque et sans saveur, il faudrait donc rappeler – avec violence, évidemment – combien le sang, la douleur et l’effroi font partie intégrante de la vie humaine. Le fantasme d’une vie sans conflits, sans négatif et sans ombres, tue plus sûrement que le tragique de la réalité. Voilà pourquoi le polémiste dénonce la cohorte de pisse-froid et de culs serrés qui concoctent un monde invivable et mièvre, sans désir ni violence. Avec la meilleure conscience du monde, ces nouveaux puritains prépareraient, en fait, des lendemains barbares.
Qui sont-ils ? Entre autres et en vrac : quantités d’étudiants américains, dont les travers sont en train de gagner l’Europe, d’amis du neutre, de partisans de la déconstruction, de la décence, du véganisme et de la non-violence. Si on ajoute que David Haziza s’en prend notamment, parmi quantité de cibles, à Judith Butler, Mona Chollet ou aux excès de MeToo, on voit qu’il n’aura pas que des amis. Pour lui, ce n’est sûrement pas un problème. En effet, tout son propos consiste à dire : la vie sans conflits n’est pas la vie.
LE PROCÈS DE LA CHAIR
Essai contre les nouveaux puritains
de David Haziza
Grasset, 256 p. p., 20 €