Ludwig Wittgenstein s’amuse avec les mots
Un plaisantin ? Pas vraiment. Ludwig Wittgenstein (1889-1951), personnage singulier, philosophe hors norme, n’est pas connu pour avoir beaucoup ri, ni dans sa vie ni dans son œuvre. Bien sûr, il n’était pas dépourvu d’ironie. Il préférait les westerns aux conversations avec les universitaires et les romans policiers à la revue Mind. Il confia même un jour à John Maynard Keynes, l’économiste, grand admirateur de ses recherches, qu’il rêvait d’un ouvrage de philosophie composé exclusivement d’histoires drôles. Il avait renoncé à ce projet, convaincu de manquer d’humour.
Peut-être ne faut-il pas le croire sur parole. Il se pourrait bien, en effet, que Wittgenstein eût développé une forme d’humour conceptuel, subtil et radical, qui vaut de s’y arrêter. Pour défaire ce qu’il nomme les « crampes mentales », c’est-à-dire les problèmes illusoires et insolubles de la métaphysique, il invente à foison des formes nouvelles de réflexion portées, à leur manière, par la puissance du rire.
L’humour se fait méthode
Point de départ : les mots nous piègent. Ou, plutôt, nous nous piégeons en eux, parce que nous croyons qu’ils possèdent un sens propre, définitif, qui résiderait quelque part, hors de nous. De là naît une kyrielle de questions sans contenu qui paraissent malgré tout consistantes. Pour sortir de ces ornières, l’humour se fait méthode. Wittgenstein détraque et décale les évidences familières.
Parfois de manière déconcertante. Comme le jour où il rend visite à une amie hospitalisée, qui lui dit : « Je suis malade comme un chien. » Le philosophe, contre toute attente, entre brusquement dans une grande colère : « Tu ne peux pas dire ça ! Tu ne sais pas comment un chien est malade !… » Avec les mots, on ne plaisante pas. C’est pourquoi, paradoxalement, il faut s’exercer à s’en amuser.
La philosophie, telle que la conçoit Wittgenstein, consiste donc à entendre autrement les termes quotidiens, à jouer avec leur usage, à éprouver leurs limites. « Quand nous philosophons, écrit-il dans ses Remarques sur les fondements des mathématiques (1956 ; Gallimard, 1983), nous sommes comme des sauvages, des hommes primitifs qui entendent les formes d’expression d’hommes civilisés, les mésinterprètent et tirent ensuite d’étranges conclusions de leur interprétation. »
Ces multiples jeux de Wittgenstein avec le langage, les idées, les évidences habituelles semblent au croisement de la rigueur logique et de la loufoquerie. Il demande par exemple, dans De la certitude (1969 ; Gallimard, 1976), pourquoi nous sommes sûrs que le Japon existe même sans jamais y être allés, ou bien par quel moyen nous savons que nous avons dix orteils, sans forcément les compter. Il n’hésite pas non plus à jouer avec la philosophie elle-même, et à en rire : « Je suis assis avec un philosophe dans le jardin ; il dit à maintes reprises : “Je sais que ceci est un arbre” tout en désignant un arbre près de nous. Une tierce personne arrive et entend cela, et je lui dis : “Cet homme n’est pas fou. Nous faisons de la philosophie.” »
Une phrase célébrissime
Ce rire feutré, discret mais permanent, constitue sans doute la manière spécifique qu’a eue Wittgenstein de penser. Son premier ouvrage, le Tractatus logico-philosophicus, rédigé dans une canonnière sur la Vistule pendant la première guerre mondiale et publié en 1921 (Gallimard, 1961), se termine par une phrase devenue célébrissime. Elle délimite le champ de la pensée et du langage : « Ce qu’on ne peut dire, il faut le taire. » On devrait la parodier pour caractériser l’ironie philosophique et sa fonction : « Ce dont on ne peut rire, inutile d’y penser. »