Nietzsche brise entièrement le sérieux
ire de tout – absolument, sans exclusive, sans borne –, bien des penseurs en ont rêvé un jour ou l’autre. Seul Friedrich Nietzsche (1844-1900), en fin de compte, a su montrer l’ampleur vertigineuse, la puissance et les périls de cette folle aventure. Il est très banal et facile de moquer nos travers, nos vices, nos mesquineries, toutes nos petitesses. C’est une autre affaire, en revanche, de regarder en face le dérisoire colossal de nos vertus, les leurres fragiles de nos valeurs, croyances et dogmes – et de s’en esclaffer comme d’une farce immense et absurde.
Dans cette forme singulière d’ascèse, il convient de ne plus prendre au sérieux quoi que ce soit. Il s’agit donc d’en finir – définitivement, si possible – avec le salut comme avec la vérité. Avec la dévotion envers la science, envers les religions et les morales, sans oublier les philosophies. Il faut viser cet exploit unique, inédit, ultime : rire même du rire, ne pas le transformer en nouveau critère de supériorité. Il convient donc aussi de s’exercer, pleinement, à se moquer de soi-même, à se juger infime et éphémère, à cesser de se considérer avec la moindre gravité.
Le Gai Savoir, que Nietzsche publie en 1882, est tout entier animé par cette volonté. Vivre en artiste plutôt qu’en savant, en musicien plutôt qu’en géomètre, en poète du corps plutôt qu’en philosophe de l’âme, cela commence par le rire. Lui seul permet de se libérer des chapes de plomb, d’en finir avec les carcans. « Ultime libération » qui n’épargnerait rien, « peut-être le rire a-t-il encore un avenir ». Ce n’est pas par hasard que Nietzsche place ces remarques au début du livre.
Terrible allégresse
Le philosophe, dont le rire devient un marteau, imaginera bientôt de classer les philosophes d’après « la qualité de leur rire ». Les meilleurs sont espiègles comme des dieux : leur gaieté n’épargne rien, ils savent rire « aux dépens de toutes les choses sérieuses ». « J’ai déployé mon rire comme un dais aux mille couleurs », dira Zarathoustra, affirmant aussi : « Je leur ai prescrit de rire de leurs sages austères. » Cette terrible allégresse défait tout ce qui passe pour meilleur. Elle ébranle la rationalité, fait trembler les garde-fous. Toutes les idées-piliers de l’ordre normal s’en trouvent secouées : il n’est plus évident que la vie ait un but et un sens, que certaines règles soient sacrées, que l’on doive le respect à quoi que ce soit, à qui que ce soit.
Nietzsche n’ignore pas combien cette « libération ultime » a quelque chose d’insupportable et d’effrayant pour le commun des mortels. L’humanité a besoin de croire que la vie a un sens, qu’elle est rationnelle. C’est pourquoi, insiste le commencement du Gai Savoir, « l’espèce humaine ne cessera de nouveau de décréter de temps en temps : “il y a quelque chose dont on n’a absolument pas le droit de rire” ».
Le philosophe qui a fait le plus grand cas du rire en voit donc à la fois, avec l’acuité qui le singularise, la puissance et la limite. Les héros, les dieux, les hommes supérieurs s’exercent à ce défi. Ils traquent les vérités qui font rire et rient des vérités. Pour tous les autres, c’est une tâche trop exigeante et bien trop risquée, trop sage et trop folle à la fois. Pour que le rire tienne, et l’humanité aussi, un principe d’exclusion doit faire fonction de barrière. Ne pas pouvoir rire de tout devient structurant. La question des limites du rire n’est donc pas simplement affaire de circonstances, d’époque, de conventions. Elle touche aussi à la philosophie, à l’éthique. A l’histoire aussi bien qu’à la vie quotidienne.