« Ils rient de tout, jusqu’où ? » : Jonathan Swift mange des enfants
Ils sont beaucoup trop nombreux. Fardeaux pour leurs familles, charges inutiles pour la société, causes de désordre permanent. En effet, faute de pouvoir travailler, ils mendient et chapardent sans cesse. Le constat est donc simple : les enfants des pauvres accroissent la misère de leurs parents, plombent l’essor de l’économie, nuisent à l’ordre public. Les alimenter, les éduquer, les entretenir constitue une dépense colossale. En pure perte.
Jonathan Swift (1667-1745) a la solution. Il l’expose en 1729, trois ans après avoir publié Les Voyages de Gulliver, le conte philosophique qui l’a rendu mondialement célèbre. La brochure n’a qu’une quinzaine de pages. Mais cette Modeste proposition pour empêcher les enfants d’Irlande d’être à charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public est peut-être le texte le plus insolent et le plus provocant qui ait jamais été publié.
La prospérité pour tous
Car l’auteur propose, avec une insoutenable légèreté, que l’on mange les bébés : « Un jeune enfant bien sain, bien nourri, est à l’âge d’un an un aliment délicieux (…), bouilli, rôti, à l’étuvée ou au four, et je ne mets pas en doute qu’il ne puisse également servir en fricassée ou en ragoût. » Swift détaille, chiffres en main, les multiples bienfaits de son programme. Au lieu d’être des bouches inutiles à nourrir, les nourrissons fourniront une contribution savoureuse à la table des riches. Les pauvres femmes accablées de marmots laisseront place à des mères attentives, soucieuses de bien allaiter leur progéniture pour la vendre au meilleur prix. Là où il n’y avait qu’accroissement constant de la misère s’installera la prospérité pour tous dans une démographie apaisée.
Le trouble extrême que cet opuscule provoque tient au fait qu’il bafoue sans vergogne les lois morales qui définissent l’humanité
Le trouble extrême que cet opuscule provoque tient au fait qu’il bafoue sans vergogne, au nom du bien, du confort et de l’utilité, les lois morales qui définissent l’humanité. Pour rire, certes. Mais est-il vraiment hilarant de vanter l’anthropophagie, fût-ce avec un flegme irlandais ? Est-il réellement comique de prendre pour cible la misère, la faim des pauvres, les souffrances des petits ? Et d’envisager la dégustation des enfants du bas peuple par les « personnes de qualité et de fortune » ?
Une marche de funambule
Il est douteux qu’on s’esclaffe, et probable qu’on se glace, selon les sensibilités et les angles de lecture. D’autant plus que Swift, soucieux d’aller jusqu’au bout, précise notamment qu’« un enfant fera deux plats dans un repas d’amis » et qu’en plus petit comité, il sera encore « très bon bouilli le quatrième jour, spécialement en hiver ». Il se plaît à souligner que « la peau, artistement préparée, fera d’admirables gants pour les dames », avant d’ajouter : « Je recommande d’acheter de préférence les enfants vivants et de les préparer tout chauds sortant du couteau, comme nous faisons pour les porcs à rôtir. »
Chacun pourra s’interroger sur les motivations obscures, secrètes, connues ou inconnues, qui portent cet honorable pasteur anglican, doyen de la cathédrale Saint-Patrick de Dublin, à écrire ce genre de phrases. Elles nous confrontent, en tout cas, aux frontières qui voient se transformer le rire en malaise, le goût douteux en dégoût, le sourire en rictus. Et qui nous font comprendre à quel point, quoi qu’on dise, rire n’est pas une affaire simple. Cela ressemble parfois à la marche du funambule sur une corde raide. Un pas de côté, un léger déséquilibre, et l’on tombe, passant du comique à l’effroi.