Démocrite d’Abdère pris de fou rire
Dans la Grèce antique, Abdère fut l’une des grandes cités du Nord, ville prospère, port actif, sur les bords de la mer Egée. Aujourd’hui, la côte ayant avancé, ce n’est plus qu’un site archéologique, en face de l’île de Thasos, à égale distance de Thessalonique et d’Istanbul. La cité abrita un trésor vivant : Démocrite (v. 460-370 av. J.-C.). Au temps de Socrate, la population le vénérait comme son savant, son sage, sa gloire locale. Ce philosophe, disait-on, connaissait tout – astres, espèces animales, doctrines de l’Egypte et de l’Inde, politique autant que médecine. Exagéré, sans doute, mais on ne prête qu’aux riches. Le vieux maître avait en tout cas la réputation de détenir les secrets des corps et des âmes.
Jusqu’au jour où il parut détraqué. Un rire immense s’était emparé de lui. On l’aurait entendu s’esclaffer du matin au soir. Il se moquait de tout, en particulier des deuils, des drames et des malheurs. Il s’amusait des rivalités, des ambitions, des intrigues de ses semblables. Il éclatait de rire à tout propos, à tout instant. Cela finit par inquiéter. Les Abdéritains pensèrent qu’à force de réfléchir et d’étudier – en découvrant notamment que le monde n’est fait que d’atomes et de vide – Démocrite avait fini par s’abîmer l’esprit. S’il était continûment hilare, c’est qu’il était malade. Il fallait le soigner.
Loin de déraisonner
Le Conseil de la cité, au nom du peuple, écrivit donc à Hippocrate, le meilleur des médecins, pour qu’il vienne examiner ce sage devenu fou. Le thérapeute fit le voyage, rencontra le patient, livra ses conclusions. Loin de déraisonner, la permanente hilarité de Démocrite, selon Hippocrate, montrait la vigueur extrême de son jugement, la rigueur exemplaire de son esprit. Les autres le jugeaient délirant non pas à cause de sa déraison, mais de leur propre insuffisance.
De cette histoire, on tire généralement la conclusion, somme toute banale, que le sage paraît fou aux ignorants. Il est possible de mieux faire, en s’accrochant au sens de ce grand rire. Que veut-il dire ? Que nous sommes tous ridicules, à tout instant. Mais pourquoi ? La réponse est sans doute à chercher dans la philosophie même de Démocrite, premier penseur radicalement matérialiste et athée de l’histoire. Si l’univers n’est effectivement composé que d’atomes et de vide, il n’existe aucune valeur, aucune vérité, aucune transcendance qui puisse le sauver d’une radicale perte de sens. Alors nos gesticulations peuvent devenir risibles, nos ambitions ridicules, nos chagrins grotesques. Le rire permanent devient l’arme absolue contre le désespoir.
Il faut encore préciser que cette histoire légendaire ne concerne pas le vrai Démocrite. Elle n’apparaît que plusieurs siècles après sa mort, dans des textes apocryphes. Ce qui ne l’a pas empêché d’être à l’origine d’une immense postérité, où l’on trouve aussi bien une fable de La Fontaine que d’innombrables sculptures et tableaux classiques, opposant Démocrite « qui rit » à Héraclite « qui pleure ».
Ce rire mythique est-il praticable ? Serions-nous capables, vraiment, de rire de tout ? De tenir réellement à l’écart le chaos et l’insensé, à gorge déployée ? Et si oui, à quel prix ? Avec quelles conséquences, notamment envers le respect, la dignité ? Les rires des philosophes et des écrivains ont-ils des limites ? Telles sont les questions soulevées par cette silhouette de Démocrite. D’autres figures rieuses vont y répondre.