EN VOTRE CORPS ET CONSCIENCE
Résumons donc, en quelques lignes, toute l’histoire du vivant. Au commencement étaient les bactéries. Intelligentes à leur manière, capables de réagir à leur environnement, se regroupant et s’adaptant pour survivre. Mais cette inventivité demeure implicite, sans esprit, sans représentations mentales des actions. Avec les organismes pourvus de systèmes nerveux naquirent sentiments et émotions, étranges combinaisons de vie charnelle et de vie mentale, qui renseignent le corps sur son état interne – malaise ou bien-être, douleur ou plaisir, angoisse ou sécurité.
La conscience ne serait rien d’autre que ces sentiments eux-mêmes, rapportés à soi, reliés à son corps, unissant impressions internes et informations provenant du monde extérieur. Il n’y aurait donc en elle rien de mystérieux, inexplicable ou incomparable. Dans l’évolution des corps vivants et de leur développement, la conscience serait à envisager un prolongement, une continuité plutôt qu’une rupture.
Ces lignes condensent l’analyse développée par le neurologue Antonio Damasio dans Sentir et savoir, où lui-même synthétise l’ensemble de sa démarche à l’usage de lecteurs sans formation spécialisée. Mondialement connu, ce professeur à l’Université de Californie du Sud à Los Angeles a toujours souligné le rôle des émotions et la place cruciale du corps dans la vie psychique. Il a tiré des neurosciences des conséquences allant bien au-delà du seul domaine de la physiologie et s’est voulu anthropologue, psychologue, philosophe, au fil de plusieurs livres à succès, traduits en français aux éditions Odile Jacob.
Ce bref essai a l’avantage d’exposer à nu l’essentiel de son propos, sans références scientifiques multiples. Mais l’entreprise n’est pas non plus sans risque, car les limites de la démonstration se voient ainsi clairement. En particulier pour la conception de la conscience, partie la plus intéressante du livre, d’un point de vue philosophique. Antonio Damasio refuse d’y voir un phénomène exceptionnellement retors, un « problème difficile », comme dit le philosophe David Chalmers, de l’Université de New York, auteur de L’esprit conscient (Ithaque, 2010). Pour ce dernier, le passage d’une série de neurones connectés à une expérience mentale « en première personne » demeure sans explication satisfaisante.
S’opposant frontalement à cette thèse, le neurologue soutient que rien ne demeure irréductiblement rebelle à l’explication dans l’existence de la conscience. Il refuse d’y voir une entité auto-suffisante, et la conçoit surtout comme prolongement et enrichissement des « sentiments » d’un organisme vivant, lorsqu’il devient capable de rapporter à lui-même ce qu’il éprouve. Cette nouveauté dans l’évolution entraîne évidemment une quantité fantastique d’avantages et de conséquences. Antonio Damasio les éclaire avec force et talent. Il explique clairement l’ancrage de la conscience dans le corps, et ses fonctions vitales, son utilité, sa fécondité.
Toutefois, ces considérations intéressantes sur les aspects fonctionnels de la conscience ne paraissent pas suffisantes, à elles seules, pour résoudre la « question difficile », c’est-à-dire celle du saut entre neurones et représentations mentales. Le problème est mis à l’écart. Il n’est ni résolu ni éliminé. Incontestablement, les neurosciences font d’immenses et passionnants progrès. Mais la philosophie a encore de beaux jours devant elle.
SENTIR ET SAVOIR
Une nouvelle théorie de la conscience
d’Antonio Damasio
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Clément Nau
Odile Jacob, 242 p., 23, 90 €