L’HUMAIN ET SES CONTOURS INDÉCIS
On ne naît pas humain, on le devient. Et le demeurer à vie n’est jamais garanti. Il faut franchir des étapes, suivre une évolution, ensuite ne pas se désagréger ou se perdre. Le nouveau-né existe sans marcher ni parler et doit tout acquérir de ce qui fait l’humanité. Une fois qu’il y est parvenu, rien ne lui garantit d’être définitivement tiré d’affaire : la maladie peut déshumaniser – la barbarie aussi, dit-on. Bref, ces frontières sont poreuses. Entre ce qui ressemble à l’humain sans l’être tout à fait, et ce qui l’évoque encore en ne l’étant déjà plus, des contours incertains s’étendent.
Ces zones complexes de flou, ces marges indécises à l’inquiétante étrangeté, Thierry Hoquet les explore en philosophe depuis quelque temps. Professeur de philosophie à l’Université Paris X-Nanterre, ce lecteur de Buffon comme de Darwin, auxquels il a consacré d’intéressantes études, s’intéresse en effet, ces dernières années, aussi bien aux paradoxes des existences hybrides, où fusionnent hommes et machines (Cyborg philosophie, Seuil, 2011) qu’aux difficultés à discerner les genres (Des sexes innombrables, Seuil, 2016). Chaque fois, la question des délimitations se trouve posée. Rien d’étonnant, donc, à voir Les presque-humains devenir aujourd’hui l’objet de sa réflexion.
Car le « presque » est à la fois « déjà un peu », « pas encore vraiment » ou « plus tout à fait ». Il couvre le domaine multiple des émergences et des déclins. Surtout, et c’est sans doute la plus intéressante leçon de ce livre, le « presque » donne vite à comprendre combien l’humain est devenu à lui-même insaisissable, introuvable, dépourvu d’incontestable définition. Si les bords sont à ce point imprécis, les gradations tellement diverses, c’est avant tout parce qu’il n’existe aucun centre assuré, pas de nature humaine concevable de manière claire et distincte.
Le temps est révolu, en effet, où l’on croyait connaître avec certitude l’essence de ce que nous sommes. Désormais, au contraire, nous avons conscience qu’on ne trouvera jamais la formule pour fabriquer ces « comprimés d’humanité » capables de nous prémunir contre l’inhumain dont rêve un Romain Gary sarcastique dans Les Racines du Ciel.
Autour de cette place des grands hommes désertée, la réflexion sur ses contours se déploie à travers un foisonnement de références et d’exemples. Le cinéma se taille la part du lion, la science-fiction croise Locke, le fantastique répond à Buffon, le post- et trans-humanisme voisinent avec des lectures naguère chic et tendance (Donna Haraway, Avital Ronell). Toute la deuxième partie du livre, moins enlevée, parfois pesante, s’attache à classer en douze catégories les entités paradoxales qui habitent les bords de l’humain, robots, zombies et compagnie.
L’humanisme, que l’on ne peut ni dissoudre ni jeter par-dessus bord, se révèle finalement à double face – crispé ou assoupli. Il peut exclure, mettant à distance tous les « presque-humains » : il conviendrait de s’en défier parce qu’ils menaceraient notre identité supposée. Il peut au contraire inclure, élargissant le « nous » des humains pour y accueillir des variantes inédites et des traits nouveaux. Ce que rappelle Thierry Hoquet ? Nous ne savons pas qui nous sommes au juste, mais nous demeurons responsables de ce que nous voulons devenir. On dira qu’on le savait. Il n’est jamais inutile de le redire en termes nouveaux.
LES PRESQUE-HUMAINS
Mutants, cyborg, robots, zombies… et nous
de Thierry Hoquet
Seuil, « L’ordre philosophique », 384 p., 24,50 €