TOUT DIRE ? FAIRE TAIRE ?
Sans liberté d’expression, pas de vie démocratique. Pas non plus de vie intellectuelle, artistique, culturelle. Déjà en 1789, l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le précisait : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ». Conclusion « tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de la liberté dans les cas déterminés par la loi. »
Beaucoup d’encre, depuis, a coulé. Ce qui paraissait facile à énoncer s’est révélé complexe à mettre en œuvre, et les abus souvent malaisés à définir. Récemment, les évolutions respectives des communications et des mentalités ont encore changé la donne. Les algorithmes faussent le jeu, en favorisant les messages qui échauffent. Simultanément, l’exigence de n’être pas blessé fait glisser de la vigilance à l’intolérance. À tel point que la liberté d’expression traverse une crise aiguë. Certes, elle est toujours célébrée. On persiste à y voir l’indispensable fondement des sociétés ouvertes. Malgré tout, elle se trouve désormais prise en tenaille entre deux abus qui la minent.
Sous prétexte de tout dire, tout proférer, tout diffuser, certains se croient plus libres que jamais dans la surenchère de propos abjects – racistes, antisémites, xénophobes, misogynes, homophobes… A l’inverse, au nom des victimes, des opprimés, des dominés, d’autres s’emploient à faire taire, à censurer, à boycotter tous les discours qu’ils jugent inacceptables parce qu’offensants. Ainsi en est-on venu, au nom de la liberté d’expression, à vouloir proférer n’importe quoi aussi bien qu’à tenter de museler n’importe qui.
La philosophe Monique Canto-Sperber, partant de ce constat, cherche comment Sauver la liberté d’expression. Elle entrecroise, dans une réflexion multiforme, ses compétences de spécialiste en philosophie morale et politique, son expérience personnelle mouvementée à la direction de l’Ecole Normale Supérieure et une information précise et diversifiée sur les dérives récentes des universités, des réseaux sociaux et du débat public. Dans ce riche ensemble – où se répondent exemples, analyses et suggestions pratiques – deux axes donnent à ce livre sa singularité.
D’abord une claire mise au point historique concernant la généalogie, trop souvent oubliée, de la liberté d’expression. Dans l’Europe de la Renaissance puis de l’Âge classique on est passé en effet, par degré, de la liberté de conscience, relative à la conviction religieuse intime de chacun, à l’expression publique des opinions en tous domaines. Rappeler ce processus et ses étapes permet de mieux comprendre l’origine des difficultés présentes – en particulier le dilemme permanent des limites à la liberté d’expression. Cette question constitue l’autre axe de la réflexion. Il suit la question des torts et dommages causés à autrui par l’injure raciale ou le mépris, en montrant que les appréciations, selon les contextes et les circonstances, sont souvent plus complexes qu’on ne pense.
Quadrature du cercle : comment parvenir à laisser chacun parler, sans nuire pour autant aux autres, et sans tomber dans le piège d’imposer silence ? Parmi les pistes proposées : l’humour et la parodie, plutôt qu’une impossible régulation. Et surtout le maintien, partout, d’une possibilité de répliquer. Quand l’hégémonie d’une parole unique tend à s’installer, répliquer sauve la possibilité de débattre, de converser. Donc de penser.
SAUVER LA LIBERTÉ D’EXPRESSION
de Monique Canto-Sperber
Albin Michel, „Albin Michel Idées“, 338 p., 21,90 €