ATTENTION, DANGER, FEMMES QUI RIENT !
Rabelais n’a pas de sœur en littérature. Pas plus que Shakespeare, Swift, ou même Labiche. Longtemps, rire et faire rire semblaient avant tout l’affaires des hommes. Assez assurés de leur empire pour s’en moquer par intermittence. Suffisamment imbus de leurs prérogatives pour imposer la discrimination entre un « bon » rire masculin, supposé décent, et un « mauvais » rire, inconvenant, déplacé – celui des femmes. Considéré comme dangereux, indice d’effronterie, ce rire pour se transformer en vecteur de folie, d’hystérie, de subversion. Aux femmes était prescrit uniquement le sourire, signe de joie maternelle, de réserve bienveillante et de saine pudeur.
Cette longue histoire du rire selon les genres est souvent méconnue, voire oubliée. Elle demeure relativement peu explorée, alors qu’elle affleure partout, sous mille formes, traces et témoignages qui scandent les siècles. Le grand mérite de l’enquête passionnante conduite par l’historienne Sabine Melchior-Bonnet est d’éclairer la profondeur et l’évolution de ces multiples fantasmes, interdits et prescriptions qui ponctuent Le rire des femmes, titre de l’essai qui paraît aujourd’hui. Une histoire de pouvoir, précise le sous-titre. Car ce n’est pas au hasard, on s’en doute, que s’agencent, au fil des siècles, les systèmes de représentations qui sous-tendent les codes de convenances et les règles de politesse, déterminant écarts tolérés ou transgressions blâmables. Partout se jouent, à travers les rires, des processus de domination – d’un sexe sur l’autre, d’une classe sur l’autre.
On ne trouvera malgré tout, dans ce foisonnant récit, ni pesante analyse ni parti pris idéologique. Historienne des sensibilités, Sabine Melchior-Bonnet a travaillé au Collège de France auprès de Jean Delumeau, et s’est intéressée notamment au mariage, au miroir, aux mères des grands hommes. Elle invite cette fois ses lecteurs à une farandole érudite qui parcourt allègrement littérature, médecine, poésie et music-hall, se faufile du théâtre à la scène politique, des contes de fée aux bandes dessinées.
Fruit de quelques décennies de lectures, cette fresque trépidante éclaire cinquante nuances de rire, ironique ou gloussant, innocent ou assassin, grivois ou satanique, suivant les conditions faites aux femmes à telle époque, dans tel milieu. Le « saint rire » de la Béatrice de Dante est aux antipodes du rictus obscène, défigurant l’humanité du visage, qui fut attribué aux prostituées. Le rire des femmes a aussi ses temps de mutation, entre clair-obscur, crise et métamorphose, que Sabine Melchior Bonnet évoque avec finesse, dans un tumulte de références.
Car le plus étonnant, dans ce livre facile à lire et difficile à classer, est l’étourdissante maîtrise des sources et des œuvres. Il n’y a pas beaucoup d’ouvrages où il est question de Sara, la femme d’Abraham, des servantes de Molière, des libertines des Lumières, et du Caf’ Conc’ de la Belle Époque. Mieux encore, Catherine de Pisan croise Florence Foresti, Muriel Robin Virginia Woolf. Cette pérégrination fluide à travers l’histoire, où l’on voit rire aussi, entre autres, la Nana de Zola et la Lulu de Pabst, sans oublier Nathalie Sarraute et Marguerite Duras, réfléchit en sourdine sur ce que les femmes ont gagné, ou non, à devenir comiques, humoristes, stars du stand up. « Rarement en faisant rire se fait-on estimer » disait la marquise de Lambert au temps des Lumières. Aujourd’hui ?
LE RIRE DES FEMMES
Une histoire de pouvoir
de Sabine Melchior-Bonnet
PUF, 416 p., 22 €