SPINOZA FICTIF, SPINOZA RÉEL
Amsterdam, 27 juillet 1656. Dans la synagogue, la sentence tombe. Les termes sont d’une dureté extrême : « Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit, qu’il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu’il veille…. Que son nom soit effacé dans ce monde et à tout jamais ». Le nom de Spinoza s’en est sorti, mais le jeune Baruch – Bento, pour les siens (le béni), plus tard Benedictus – se trouve exclu, à 24 ans, de sa communauté. Lui qui fut le plus brillant de la yeshiva, l’école juive, lui qui semblait promis à devenir rabbin, se retrouve excommunié, accusé d’« actions monstrueuses » et d’« effrayantes hérésies »
Autour de ce procès-charnière, longtemps méconnu, gravitent à la fois l’existence de l’homme Spinoza, la genèse de sa pensée, et finalement une large part du devenir intellectuel de la modernité. Que s’est-il passé ? Comment s’est enclenché la machine ? Qu’est-ce qui a conduit le jeune fils de marchand de la Torah à l’Ethique ? Pourquoi ne s’est-il ni soumis ni disculpé ? Pour entrevoir des éléments de réponse, le romancier Jacques Schecroun, a préféré la fiction à l’essai. Son récit s’appuie sur les archives existantes et les travaux des historiens, mais se faufile dans les espaces blancs, et fait parler les silences. Il invente, avec verve, des scènes d’enfance, d’adolescence et de jeunesse où Bento le surdoué, sur les bords de l’Amstel, devient peu à peu lui-même.
Spinoza à six ans, c’est d’abord une surprise. On peut en sourire. Comme de l’évocation de ses amours adolescentes, de sa piété d’abord rigide, progressivement désagrégée au contact des cercles qu’il fréquente. Pourtant, assez vite, car le récit est bien conduit, le lecteur se prend au jeu. Et se retrouve dans des ruelles bruyantes, des débats oubliés, des conflits insolites où s’entrecroisent lois juives, rivalités commerciales et idées nouvelles. Et se demande ce que le roman fait à la philosophie.
Car c’est bien Spinoza, en un sens, qui attend fiévreusement des nouvelles de celle qu’il aime, récite les prières du Shabat, enrage du coup bas d’un négociant concurrent. Pourtant ce n’est pas lui, en un autre sens, si ce nom désigne « en réalité » l’auteur de l’Ethique. La question devient embarrassante, donc intéressante, quand on entrevoit qu’il s’avère fort difficile de décider lequel est réel, lequel est fictif. Qui est « le vrai » ? L’auteur du Traité de la Réforme de l’entendement, ou bien ce personnage romanesque qui se révolte hardiment contre les contraintes tatillonnes de la Loi ? Spinoza, est-ce ce jeune héros qui se débat dans des dilemmes intimes, ou le génie serein démontant à la manière d’un géomètre les rouages de la béatitude ?
On aura compris qu’il ne s’agit pas de trancher, simplement, entre ce qui est « historiquement vrai » et ce qui relève de « l’imaginaire romanesque ». L’interrogation porte plutôt sur les effets de vérité de deux types d’écriture, le rapport au réel de deux proses distinctes. Sur un versant, celle des historiens et des philosophes traque des faits et des concepts. Sur l’autre versant, la langue des romanciers dessine des affects et des images. De ces proses, laquelle est en fin de compte « la plus vraie » ? Question indécidable, et peut-être sans objet. Malgré tout, les rares procès où sont jugés des philosophes y conduisent inéluctablement. Longtemps avant Spinoza, songez à Socrate…
LE PROCÈS DE SPINOZA
roman
de Jacques Schecroun
Albin Michel, 350 p., 21,90 €