LA LIBERTÉ DE (SE) CONDUIRE
Philosophe-garagiste, serait-ce un métier d’avenir ? Certes, on a vu Spinoza polir des verres de lentille, Rousseau copier des partitions, Proudhon travailler comme typographe… mais pas grand monde dans la mécanique. Sauf Matthew Crawford, intellectuel qui fait exception, en combinant attentivement huile de moteur et vie d’ange, si l’on ose dire. Car ce rebelle tranquille, du moins en apparence, ne se contente pas de réparer des motos et de transformer de vieilles automobiles dans son atelier de Richmond, tout en donnant, par ailleurs, des cours à l’Université de Virginie et des manuscrits inclassables à ses éditeurs.
En fait, Matthew Crawford ne juxtapose pas gagne-pain artisanal et travail théorique. Il les conjugue, les entrelace, les nourrit l’un de l’autre, d’une manière réellement unique. Son travail manuel alimente ainsi sa réflexion sur la concentration, de plus en plus négligée, qu’exige notre relation concrète aux choses. Son analyse des sensations et des décisions du corps puise dans ses expériences et sa passion de biker. Et son goût du concret le mène à repenser la pédagogie des sciences et de la philosophie, comme l’ont montré les traductions françaises de deux titres marquants, Eloge du carburateur et Contact (La Découverte, respectivement 2010 et 2016).
Avec Prendre la route, paru l’an dernier aux Etats-Unis, le mécanicien se révèle écrivain autant que philosophe, changeant d’une page à l’autre de ton, de style, de registre. L’allure est soutenue, les paysages s’enchaînent. Courses hors-pistes dans le désert, fêtes automobiles baroques dont l’Amérique a le secret, rats de laboratoire pilotant de micro-bolides, enfer absurde des pièces détachées… de nombreux récits émaillent le parcours. Ce ne sont pourtant pas des digressions. De virage en virage, changeant de vitesse et de couple, la réflexion avance.
Fil directeur : la conduite automobile, faite d’imprévus, de décisions instantanées et individuelles incarnent une forme de liberté et responsabilité souveraines. Le pilote a lu Tocqueville. Il sait que la démocratie n’est pas un vain mot, mais constate aussi qu’elle est menacée. Crawford se méfie de ce qui sape notre autonomie en sa parant des impératifs de la sécurité. Sa bête noire est donc la voiture autonome, bardée de capteurs, qui nous conduira, passifs et distraits, à la destination programmée. Le jour où le conducteur sera aboli, rendu inactif, transformé en chose, sera aussi celui où sera nié l’individu comme être libre, humain, responsable, citoyen.
Telle est la thèse centrale de ce livre. Il plaide pour le risque bien tempéré, indissociable de la démocratie. Il s’insurge contre la sécurité totale, porte ouverte au totalitarisme. Chemin faisant, il se rebelle contre des tendance lourdes de notre temps, qui visent à nous « épargner la peine de nous confronter à nos propres limites », ou bien à « domestiquer l’esprit de jeu au nom de la responsabilité ».
Penseur à contre-courant, casse-préjugés autant que casse-cou, Matthew Crawford est un observateur critique, parfois merveilleusement caustique, des dérives post-modernes. Le monde qui se prépare, qui est en grande partie déjà là, le hérisse. Il en montre les méfaits. Est-ce suffisant pour éviter de les voir s’étendre ? Si jamais le garagiste n’avait pas d’avenir, il resterait le philosophe…
PRENDRE LA ROUTE
Une philosophie de la conduite
(Why we drive. Toward a philosophy of the Open Road)
de Matthew B. Crawford
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Saint-Upéry et Christophe Jaquet
La Découverte, « Cahiers libres », 360 p., 23 €