AVEC HEIDEGGER, OU SANS ?
Un champ de bataille, l’interminable débat autour de Heidegger. L’affaire ne date pas d’hier, mais se complique au fil du temps. En 1987, le livre de Victor Farias, Heidegger et le nazisme (Verdier) suscite déjà plusieurs dizaines de publications, qui accablent le penseur allemand, ou tentent de le blanchir. En 2005, le travail d’Emmanuel Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme en philosophie (Albin Michel) aiguise plus encore les polémiques. Depuis 2014, le débat s’est amplifié, avec la publication progressive des Cahiers Noirs de Martin Heidegger et la mise en lumière des multiples énoncés indiscutablement antisémites qu’ils contiennent.
D’ultimes thuriféraires s’enferment dans le déni, de nouveaux liquidateurs radicaux veulent jeter tout l’œuvre à la poubelle. Entre les deux, un espace existe. Mais il n’est pas facile d’y accéder, encore moins de s’y tenir, car il exige de cheminer entre des enjeux opposés (penser avec Heidegger et contre lui) en empruntant des routes minées. Deux philosophes, Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly avancent aujourd’hui sur cette ligne de crête. Leur travail commun, fruit de plusieurs années d’élaboration, voit en Heidegger, en raison de son importance historique comme de sa nocivité révélatrice, L’adversaire privilégié – titre de leur remarquable essai.
Son intérêt majeur est de montrer – pas à pas, pied à pied, de manière toujours claire et précise – combien l’entreprise heideggerienne, censée mobiliser toute l’histoire de la métaphysique, révèle que le judaïsme s’en trouve radicalement exclu. L’antijudaïsme des philosophes allemands – Kant, Fichte, Hegel, entre autres… – l’a précédé. Mais Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly expliquent comment Heidegger va bien plus loin : tout élément juif – pensée, religion ou théologie – se trouve exclu de son « histoire de l’être ». Ce qui est juif n’est plus combattu, mais forclos. Jamais pris en compte, néantisé par le silence. Aboli par omission.
Dès lors, la question n’est plus simplement l’attirance ou la répulsion du penseur envers les nazis. Dans son œuvre, selon les deux auteurs, « un pas de plus » est franchi, avec « une violence sans précédent » dans l’antijudaïsme et l’antisémitisme qui habitent la tradition philosophique. Si le maître de Fribourg est finalement « déçu » par le Troisième Reich, c’est au nom de son propre projet, qui rêve de faire de l’Allemagne une nouvelle Grèce. Parce que le judaïsme constituerait une menace pour cette histoire unique, où ne valent que grec et allemand, Heidegger élabore ce qu’on pourrait appeler une « solution finale » métaphysique… Voilà qui devrait susciter de nouveaux remous, mais vaut d’être pris en considération. Car c’est un vrai travail – argumenté, documenté et réfléchi – que proposent ces deux philosophes très actifs, qui travaillent dans le sillage de Jacques Derrida et d’Emmanuel Levinas.
Reste à se demander s’ils ne surestiment pas gravement cette œuvre, son importance, ses enjeux, comme le firent, avant eux, les maîtres dont ils se réclament. Et si, au lieu d’être ce grand adversaire, Heidegger n’était qu’un auteur brumeux, confus, immensément surévalué ? S’il n’était que l’objet d’une piété intellectuelle datée, intense, mais tout à fait illusoire, dont l’analyse reste à conduire ? Si c’était le cas, on pourrait, une fois soulignées sa nocivité et petitesse, vraiment penser sans lui.
L’ADVERSAIRE PRIVILÉGIÉ
Heidegger, les juifs et nous
de Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly
Galilée, « Débats », 208 p., 18 €