CONNAISSEZ-VOUS JAMES BOSWELL ?
Les malchanceux de la postérité forment une famille étrange. Ils ne sont ni tout à fait obscurs, ni complètement oubliés. Pourtant, dès qu’il s’agit d’accéder à la grande notoriété, et plus encore à la gloire durable, ils trébuchent. Célèbres un temps, estompés ensuite. Ou bien, pire encore, régulièrement redécouverts, remis en lumière, avant que la poussière ne les recouvre une fois encore…
Parmi ces célébrités éclopées, qui habitent les Invalides plutôt que le Panthéon, figure l’Ecossais James Boswell (1740-1795). De son vivant, déjà, rien n’était simple. Presque personne ne mesurait l’ampleur de ses journaux intimes, ni les talents déployés dans son immense correspondance. Certes, on le savait insolite. Assez pour rendu visite à Rousseau comme à Voltaire, rencontré Pasquale Paoli en Corse, accompagné en voyage Thérèse Levasseur, la femme de Rousseau, de vingt ans son aînée, et l’avoir séduite, d’auberge en auberge, au grand dam de Jean-Jacques. Mais ces bribes ne faisaient pas une œuvre. Boswell, longtemps, parut n’être qu’un Casanova au regard aiguisé.
Le grand succès lui vint sur le tard, peu avant sa mort, en 1791, avec sa biographie acérée de Samuel Johnson, son ami, grand critique littéraire. On forgea même le verbe « boswelliser », « décrire avec éclat et précision ». Un « Boswell », chez Conan Doyle, dans la bouche de Sherlock Holmes, c’est un fidèle compagnon prenant note de tous les détails. Malgré tout, on ignorait l’essentiel, la part cachée, non publiée, d’une œuvre-fleuve. Car Boswell avait écrit autant qu’il avait bu et fait la fête, c’est-à-dire énormément. Sa mort, relativement précoce, fut provoquée par ces excès…
Dans son existence posthume, un long temps d’oubli s’étend jusqu’au XXe siècle, où l’attendent de nouvelles aventures. Des érudits fortunés se lancent à la chasse de ses papiers posthumes, disséminés dans des malles, relégués dans des châteaux humides, camouflés par des héritiers qui jugeaient leur ancêtre sulfureux et encombrant. Finalement, treize volumes de Boswell Papers sont publiés, de 1950 à 1989, par les presses de l’Université de Yale.
Dans cet océan, le journal londonien de 1762-63, édité en français sous le titre Amours à Londres, occupe la place inaugurale. Le héros n’a qu’une vingtaine d’années, n’a pas voyagé, découvre avec candeur et rouerie la vie londonienne, les « belles des rues » et les « femmes comme il faut », les conversations légères et les portos lourds. Mais il a déjà ce sens aigu du détail, cette naïveté feinte mais constante qui feront sa signature. Le ton est vif, le pittoresque bien senti. Plus que tout, cet auteur doué, en dépit de son jeune âge, sait fort bien se moquer de lui-même. Et peut-être de tous ses lecteurs à venir, tant il s’ingénie à jouer les candides, sans qu’on puisse toujours savoir s’il est vraiment niais ou vraiment filou. Ce n’est pas un chef-d’œuvre, certes, mais belle curiosité.
Plus curieuse encore, finalement, demeure l’obstination du destin. Ce journal, traduit en français dans les années 1950, célébré à l’époque par André Maurois et par Dominique Aury, s’est ensuite éclipsé. De même, les monumentaux Boswell Papers du siècle dernier passionnent sans doute quelques historiens, mais sont retombés dans l’ombre pour le grand public. Dès lors, puisque ce talentueux énergumène passe à nouveau, tel une comète, observez…
AMOURS À LONDRES
Journal 1762-1763
de James Boswell
Préface d’André Maurois
Traduit de l’anglais par Marie-Christine Blanchet
Note de Dominique Aury
Les Belles Lettres, 380 p., 14, 50 €