Entre parenthèses – Semaine 9
Samedi 9 mai
R.-P.
Imaginer des mondes sans…
Matériel : sans rien
Durée : sans fin
Effet : sans égal
Depuis peu se remarquent des pénuries partielles, éphémères. Il manque ici de la farine, là des yaourts. Ailleurs du gel hydro-alcoolique. On s’habitue à faire sans.
Le confinement a fait découvrir la vie sans écoles, les repas sans restaurants, les films sans cinémas, les soirs sans matches de foot, les déplacements sans avions, etc.
Chacun complétera la liste.
Depuis longtemps, nous connaissions le shampooing sans paraben, les plats sans conservateur, les sirops sans colorant, les bières sans alcool, les pâtes à tartiner sans huile de palme.
Ces moins étaient des plus. Dans ces produits, la soustraction était supposée améliorer – pas forcément le goût ni l’apparence, mais l’innocuité, le respect de la santé ou de l’environnement.
Maintenant, il s’agit de poursuivre. De chercher si, vraiment, moins est mieux. Dans quels cas, à quelles conditions.
On peut imaginer des mondes où manque quelque chose, définitivement.
Pour commencer facilement, on pourra s’inventer, par exemple, un monde sans fourchette ou sans brosse à dents, un peu différent du nôtre, mais à peine.
Un monde sans table devient déjà plus singulier. Il faudra manger et travailler au sol, ou bien au lit. Encore possible… Des maisons sans portes, des habitats sans murs… Beaucoup moins.
La difficulté s’accroît quand on imagine un monde sans couleurs, une vie en noir et blanc, ou bien, pire encore, un monde sans musiques, sans paroles, sans un bruit.
Parmi ces mondes de cauchemar, on évitera le monde sans sourires, sans orgasmes, sans peaux à toucher.
Rien n’empêche de faire de beaux rêves, d’imaginer des paradis. Celui du monde sans colère, ou du monde sans violence. Ou sans douleur, ou sans tristesse. Ou encore sans argent, sans interdits, sans mélancolie.
Mais vous buterez vite sur des difficultés, en découvrant aussi leurs inconvénients, dès que vous y penserez un peu plus.
Assez vite, vous distinguerez aisément les mondes où un petit manque ne change presque rien (sans tapioca, sans litchis ou sans essence d’eucalyptus…) et ceux où des catastrophes commencent (sans ours polaires, sans éléphants, sans abeilles …).
Enfin, vous tomberez sur des mondes qui donnent, vraiment, du fil à retordre quand on veut discerner s’ils sont mieux, moins bien, ou simplement concevables – par exemple, des mondes sans illusion, sans espoir, sans désir, ou encore sans aucun avenir….
Cette dernière catégorie de mondes est celle dont s’occupe la philosophie.
Si elle vous intéresse, vous ne pourrez plus imaginer le monde sans.
M.
Mais qu’à la fin ils se taisent et bossent, sans nous faire part de leurs moindres hoquets, de leurs moindres supputations !
Ils ? Eh bien, tous ces chercheurs, médecins, virologues, épidémiologistes en tous genres qui nous abreuvent dorénavant matin, midi et soir, de leurs balbutiements, de leurs tâtonnements préparatoires sur différentes possibilités espérées de traitements ou de vaccins. Depuis quand la recherche devrait-elle se faire à ciel ouvert, impudemment ?
Au début de l’épidémie, je les prenais au sérieux. A l’affût de leurs interventions, je me renseignais sur chaque article médical d’envergure. Depuis, j’ai lâché prise, déçue non de leur absence de résultats probants mais de leurs conduites inconséquentes, de leur manque de rigueur éthique, de leur communication forcenée, désordonnée.
Tenir leur langue pour ne pas nous faire espérer puis désespérer un jour sur deux au gré de leurs annonces contradictoires, chacune désamorcée par la suivante, leur semble impossible. Trop d’enjeux. L’une d’entre eux, Dominique Costagliola, épidémiologiste à l’Inserm, le dit sans fard dans Le Figaro : »Nous sommes dans une situation proche du délire« .
Plus de 1800 études et 600 essais randomisés en cours dans le monde, inaboutis. Pour cause de concurrence effrénée et de rivalités entre laboratoires, français, européens ou mondiaux, de protocoles bafoués, d’études bâclées, publiées hâtivement avant d’être relues, fragmentées et démultipliées plutôt que coordonnées, d’egos gonflés par l’opportunité, de cynisme et de rivalités financières… Alors que la science est portée aux nues par ceux, nombreux, qui en attendent leur salut, les scientifiques se révèlent dans leur narcissisme. C’était déjà vrai et dénoncé depuis un long moment, cette épidémie entérine cette indécente dérive.
Solidarity (projet en rade de l’OMS) et Discovery (projet en rade de l’Europe) vont en bateau etc..etc.. etc…
Dimanche 10 mai
R.-P.
Inventer des gestes barrières
contre la bêtise virale
Matériel : monde bête,
têtes à préserver
Durée : permanente
Effet : intelligent
La bêtise est extrêmement contagieuse. Beaucoup de personnes contaminées ne présentent pas de symptômes spectaculaires.
Son virus se transmet par le bouche à oreilles. Il provoque des ravages considérables : après des crampes mentales et des maux de tête, une perte des défenses intellectuelles et finalement une détresse mentale débouchant sur la mort de l’esprit.
Appartenant à la famille des « conarovirus », le « QI vide » est véhiculé par des pathologies mentales très diverses : complotistes, populistes, antisémites, racistes, xénophobes, misogynes, homophobes, écologistes… Il intensifie leur nocivité, au point de la rendre si virulente que le système immunitaire de la pensée se détruit.
Des gestes barrières s’imposent, que les autorités ont négligés. Pour vous protéger et protéger les autres, il faut inventer vous-mêmes les gestes qui vous conviendront le mieux.
A titre indicatif, quelques suggestions :
- Lavez-vous régulièrement la tête avec du silence ou de la musique. Evitez l’usage trop fréquent des liquides alcooliques.
- Pensez par vous-même, évitez les idées reçues.
- Utilisez des notions à usage unique, ensuite jetez-les.
- Maintenez une distance d’au moins une heure entre deux informations, messages ou pensées.
- Restez dans votre tête
Parmi les filtres disponibles, cherchez celui qui peut vous équiper de la manière la plus adaptée.
On trouve aisément, dans les bibliothèques et ailleurs, des protections ayant fait leurs preuves : esprit critique, scepticisme, ironie, tolérance, incrédulité.
Toutefois, bricolage, débrouillardise et système D faisant partie de la vie par temps de pandémie, la solution n’appartient qu’à vous.
M.
Comment clore ?
En évoquant les morts, anonymes ? Ou le péril imminent de millions de travailleurs à temps partiel, d’entreprises en faillite, de notation économique en berne ? Ou l’espoir de la reprise vaillante, têtue, d’un pays qui s’est « débrouillé » pour trouver des bouts de solution face à au manque et à l’indigence bureaucratique d’un gouvernement éberlué ?
Puisque j’ai souhaité que ce journal s’intitule « Entre parenthèses », il pourrait simplement suffire de la fermer… mais l’affaire se complique si l’on sait qu’une parenthèse fermante peut, à son tour, inclure d’autres parenthèses )), et que dans ce cas il est conseillé d’utiliser plutôt des accolades
{ }…, on mesure immédiatement la menace qui surgit en matière de distanciation dans ce hug typographique !
Cet insert dans le cours de nos vies pourra t-il se clore vraiment ou devra-t-il être repliqué comme pour les tremblements de terre pour nous signifier son sens profond ? Nul ne sait. Préférons, pour l’instant, le suspens. Savoir ce qui tient à l’intérieur de la parenthèse ou à placer déjà au-delà demeure indécidable.
Pour conclure, je pourrai aussi noter aujourd’hui, juste trois ans après l’élection d’Emmanuel Macron : « Dimanche 10 mai. Rien », comme l’a fait Louis XVI dans son Journal à la date du 14 Juillet 1789, mais je n’ai nullement la fibre aristocratique et cela ne présagerait rien de bon.
Au contraire, depuis ce 14 mars où Roger-Pol m’a lancé l’idée de ce journal comme on lance une bouée de sauvetage que j’ai saisie au vol par réflexe, j’ai le sentiment qu’il s’est passé beaucoup de choses. De l’ordre de l’infime. Par les mots et la régularité qu’implique l’exercice d’écriture.
Face à la violence si soudaine de la pandémie, chacun d’entre nous n’a eu d’autre choix que de réagir humainement, très humainement, c’est-à-dire modestement, en agençant d’humbles et petits praticables pour tenir et intégrer peu à peu l’événement. Malgré le branle-bas de combat chaotique de l’organisation à mettre en place, envers et contre le déluge médiatique, il a fallu opérer de petits pas de côté, de légers réagencements mentaux pour réévaluer nos certitudes trop ancrées, une confiance aveugle jamais questionnée, une vulnérabilité perdue de vue. Ce retour sur soi décille. Mais renforce aussi, parce qu’il inclut mieux, car de façon homéopathique, la réalité à l’état brut. Rebond ou pas, vaccin ou pas, traitement ou pas, l’empreinte est tracée. La prudence reste à l’ordre du jour mais la cartographie a émergé, qui permet de mieux se repérer dans ce nouvel environnement en chantier. Gros travaux à prévoir…
58 jours plus tard, je me sens plus « vaccinée » (l’image est osée) et suffisamment à même de lâcher ma bouée pour vivre la suite. Plonger, avec pour toute arme un carré de polypropylène de 20 cm sur le visage, dans le grand bain de cette épidémie inachevée
Monique Atlan
Journaliste-rédactrice en chef à France-Télévisions
Roger-Pol Droit
Philosophe, écrivain
ont cosigné :
- Vues de l’esprit, une série de 40 émissions sur France 5 (2003)
et deux livres :
- Humain. Une enquête philosophique sur ces révolutions qui changent nos vies Flammarion, 2012. Champs Flammarion, 2014
(voir http://rpdroit.com/2014/10/01/humain/)
- L’espoir a-t-il un avenir ? Flammarion, 2016
(voir http://rpdroit.com/2016/01/27/lespoir-a-t-il-un-avenir-2/)
©Monique Atlan et Roger-Pol Droit, 2020
Texte déposé à Clicdépôt de l’Association Scam Vélasquez
Tous droits réservés
Mis en ligne le 12 mai 2020
sur le site www.rpdroit.com
Citations autorisées avec mention de l’origine.