Vous avez quoi, dans la tête ?
La langue ordinaire a du génie. Tout le monde le sait, personne n’y prête suffisamment attention. Il suffit pourtant d’écouter les mots de tous les jours pour en apprendre de belles. Par exemple, les subtiles différences entre les usages du mot « tête ». « Qu’as-tu donc dans la tête ? » peut signifier « quelle est ton intention secrète ? », mais également « l’étourderie t’égare, tu es incapable de réagir avec pertinence ».
Avoir la tête ailleurs, se prendre la tête, être une forte ou une mauvaise tête, n’en faire qu’à sa tête… indiquent respectivement la distraction, la crispation, la rébellion, le caprice. Selon les contextes, « la tête » renvoie au caractère, à l’esprit, à l’intelligence. Elle implique parfois une forme de sagesse pratique, d’à-propos et de discernement – qualités d’une tête bien faite.
Mais comment se fabrique une tête ? Est-elle le produit d’un pur hasard, qui fait naître géniaux les uns, idiots les autres ? Est-elle au contraire le résultat d’une élaboration exigeante, d’une transmission patiente ? S’adressant à de jeunes lecteurs, n’usant que des termes courants, le philosophe Denis Kambouchner démêle ces questions avec clarté. En peu de pages, accessibles et nourrissantes, il précise ce qui caractérise une tête humaine à la fois bien construite et libre. Ce n’est pas une affaire de don. La loterie génétique n’y est pour rien, ou presque. L’apprentissage et l’exercice, en revanche, sont décisifs.
Car une tête agile et nette est l’aboutissement d’une éducation et d’une culture, lesquelles demeurent stériles quand elles ne sont pas intensives. Beaucoup apprendre, beaucoup s’exercer, voilà la clé. Cet entraînement n’emplit pas la tête d’informations, ne l’encombre pas de connaissances amoncelées. Une tête qui marche est constituée avant d’idées claires, insiste le philosophe qui a consacré à Descartes une grande part de sa vie. La clarté empêche les aveuglements de la haine. Elle a partie liée avec le sérieux et l’attention et sait se nourrir de ce qui est beau.
Dans le même volume, un second essai s’adresse aux adultes et traite de l’école et de l’éducation. Que devraient-elles transmettre. Des valeurs ? C’est un leurre. Plutôt une « atmosphère », induisant des habitudes intellectuelles. Et surtout donnant les mots. Car la tâche essentielle est là. Plus encore qu’« éduquer », « former des citoyens », « instruire » ou encore « cultiver » – réponses qui se heurtent chacune à des objections connues -, le travail central, selon Denis Kambouchner, est de « donner les mots ». C’est par les mots mis à sa disposition qu’on permet à chacun d’apprendre, de créer, de penser, de grandir.
Ce petit livre, incisif et bienvenu, risque de ne pas plaire à tous. Le philosophe y bouscule en effet allègrement quelques dogmes socio-pédagogiques qui sont à ses yeux des erreurs funestes. Toutefois, ce qui demeure le plus frappant est de constater combien ce chercheur de haut vol, pilier de l’université, professeur à la Sorbonne, ancien président du jury d’agrégation de philosophie, sait écrire simple. Visiblement, il fait confiance au génie des mots ordinaires. Il sait que penser n’implique pas de jargonner, et que réfléchir n’exige pas d’être obscur. Voilà des signes de bonne santé. Ou, si l’on préfère, de tête sur les épaules.
QUELQUE CHOSE DANS LA TÊTE
suivi de
Vous avez dit transmettre ?
de Denis Kambouchner
Flammarion, 152 p., 14 €.