« Les Effacés de la terre », de Benoît Rayski
JULIE, CHÔMEUSE À CAEN
Hommes et femmes au chômage demeurent invisibles et inaudibles. On les mentionne partout, on ne les rencontre nulle part. Il n’est question que de chiffres, de courbes, de taux évoluant à la hausse ou à la baisse. Le nombre global de gens sans emploi est l’objet de toutes les attentions mais presque personne ne fait parler ces vies qui existent dans l’angoisse, derrière les statistiques. Ce sont des existences faites de gestes anodins, de banalités du quotidien, comme toutes les autres, un désespoir en plus.
L’exigence s’impose de les écouter, de donner à entendre leur voix, de faire percevoir leur douleur cachée. Un par un, et non en bloc, mot à mot, et non en pourcentage.
Journaliste chevronné, polémiste à ses heures, Benoît Rayski s’efforce de participer à cette tâche avec ce récit de « quelques jours dans la vie de Julie ». La quarantaine, celle-ci vit à Caen, en Normandie, depuis sa jeunesse. Ses parents (lui boulanger, elle aide-soignante) se sont séparés, Julie a passé un bac commercial, a enchaîné des emplois temporaires dans « la grande distri » avant d’être embauchée par une enseigne d’articles de sport. Elle y décroche un CDI, puis de caissière devient vendeuse, et finalement chef de rayon. Vingt-deux ans de ponctualité, d’attachement à son travail. Même quand elle découvre que son mari a une autre femme et que le couple éclate, Julie tient, à cause de la présence au magasin, des gestes qui s’enchaînent, et des enfants.
Jusqu’au 18 mai 2017, où elle apprend que c’est fini. Le groupe qui l’emploie taille dans les effectifs, ferme des magasins. La vie de cette femme bascule alors, comme tant d’autres, dans une sorte de honte, un sentiment d’inutilité qui la fait pleurer. Quelques jours, pour ne rien dire à ses voisins, elle continuera à prendre sa voiture le matin et à rentrer le soir, marchant des heures au hasard dans la ville. Depuis, elle est un peu perdue. Pas de tragédie à l’antique, rien que des emplois du temps ritualisés – enfants, bénévolat, Pôle emploi, courses en comptant de près… L’impression d’être en congé de sa propre vie, et l’incapacité d’en dire plus. « C’est comme ça », répète Julie.
La vie entre parenthèses
Par petites touches, en peu de pages, Benoît Rayski dessine une femme parmi d’autres, qui fait partie des « gens de peu », selon l’expression forgée naguère par Pierre Sansot – goûts simples, gestes simples, mots simples. Peut-être trop, d’ailleurs, car on se demande quelles failles et quelles paniques colmate cette apparente banalité. Mais elle rend palpables la vie entre parenthèses, le chômage comme zone grise, intermédiaire, entre-deux, presque dépourvue de définition, de contenu et de consistance. Ce vide suspendu ne trouve pas les mots pour se dire.
Cette tentative intéressante est inévitablement limitée. On aimerait que Julie en dise plus, ce qui n’est sans doute pas possible. On rêverait d’une vaste enquête, un gros volume ou plusieurs, qui rende sensible la multiplicité de ces trajectoires silencieuses et blessées, puisque les chiffres sont une chose, la vie des gens une autre. Ils sont des millions qui attendent, s’ennuient, se résignent, y croient encore, n’y croient plus, se sentent inutiles, ou coupables, ou victimes, s’efforcent d’être indifférents à l’indifférence qu’ils suscitent, sans y parvenir, bien entendu. Et qui se taisent. Pourvu qu’ils parlent !