« Passions sociales », sous la direction de Gloria Origgi
LA NOUVELLE SOCIÉTÉ DES ÉMOTIONS
Elles ont envahi l’actualité, mais on a oublié de les regarder de près. Colère, indignation, crainte, empathie… les émotions sont partout. Elles mobilisent ou inhibent, aveuglent ou soulèvent. Sans doute sentiments collectifs et passions sociales ont-ils toujours existé. Toutefois, depuis plusieurs générations, ils semblaient passés au second plan. Dans la plupart des registres de la société, la raison paraissait l’emporter : les acteurs économiques étaient supposés rationnels, les institutions aussi, sans parler des progrès techniques. Ces évidences sont désormais mises à mal. La peur s’est emparée de l’avenir, les populismes se sont éveillés, des haines se sont exacerbées, des solidarités intensifiées. Ainsi les passions sont-elles revenues, en force, au premier plan.
Impulsions affectives
Mais les outils pour les comprendre font défaut. L’héritage philosophique n’est pas d’un grand secours : il a essentiellement critiqué les passions, privilégiant la vie sous le contrôle de la raison. Les sciences humaines sont à la traîne, pour avoir mis l’accent sur les mécanismes de domination et les déterminismes culturels plutôt que sur les impulsions affectives et psychologiques. C’est pourquoi il faut se réjouir de la publication de ce fort volume collectif, intitulé Passions sociales, sous la direction de Gloria Origgi. Il ne délivre aucune réponse ultime, cela va sans dire. Mais il constitue un efficace trousseau de clés.
En plus de 600 pages serrées, une petite centaine d’études couvrent la diversité des facettes des passions sociales, d’« abnégation » à « xénophobie », en passant – en vrac, et arbitrairement, bien que par ordre alphabétique… – par « amour », « antisémitisme », « célébrité », « colère », « dignité », « haine », « humiliation », « identité », « misogynie », « patriotisme », « radicalisation », « snobisme », « valeurs sacrées »…
Directrice de recherche au CNRS, à l’institut Jean-Nicod, Gloria Origgi, à qui l’on doit notamment des travaux sur la confiance et la réputation, a sollicité pour ce vaste recueil des dizaines d’auteurs, parmi lesquels Eva Illouz, Nathalie Heinich, Jon Elster, Gérald Bronner, Marc Crépon. Chaque article s’accompagne d’une bibliographie pour qui veut aller plus loin, et les renvois d’un article à l’autre organisent des périples virtuellement infinis dans cet intelligent labyrinthe. Le but affiché est ambitieux : « Eclairer les mécanismes passionnels de l’action sociale à la lumière de la recherche contemporaine. »
Instruments d’analyse
Il serait très naïf d’imaginer qu’on aura saisi tout l’arrière-plan de notre actualité au terme de ce festival, globalement pertinent, inévitablement inégal, profus et pointu à la fois, qui mêle allègrement sociologie et psychologie, philosophie et histoire. Mais ce grand pas hors des sentiers battus est indiscutablement utile, éclairant d’une lumière intelligente les sentiments multiples qui travaillent notre époque. Nous savons tous combien les passions à présent agitent les rues, hantent les réseaux sociaux, échauffent les esprits. Leur emprise devient moins opaque grâce aux instruments d’analyse que ce gros volume met à disposition. En aidant à mieux discerner les rouages multiples des passions sociales et leurs impacts politiques, il permet de lire autrement les titres de l’actualité.