Notre-Dame ou les deux visages de la fortune
Décidément, les jeux de la politique et du hasard réservent des surprises. L’invraisemblable séquence de ces derniers jours le montre avec éclat. Le chef de l’Etat s’apprête à une allocution fort attendue, égrenant les mesures inspirées par les lignes de force du grand débat. Brutalement, tout se retrouve balayé par l’incendie de Notre-Dame de Paris. Il suffira d’une étincelle… Face à l’ampleur du désastre, à l’émotion planétaire, à la solidarité mondiale, un autre paysage s’esquisse. De tous côtés, des dons affluent pour la reconstruction, une souscription nationale se prépare. Des polémiques naissent déjà. Quel fil directeur, dans ce tourbillon, pour la réflexion ? Le double sens du mot « fortune », qui veut dire le hasard avant de signifier la richesse.
La déesse Tychè, chez les Grecs (tukhè signifie « hasard », en grec ancien), symbolise l’irrationalité du destin, distribuant tour à tour prospérités ou coups durs. La déesse Fortune des Romains elle aussi porte les sorts, incarne l’imprévisible et les accidents de l’existence. Debout sur une roue, donc instable et versatile, Fortune a les yeux bandés : elle est incapable de discerner ses cibles ni les effets de ses actes. Tout être vivant, a fortiori tout dirigeant politique se trouve ainsi exposé à voir survenir, d’une seconde à l’autre, des événements qui perturbent ses plans. Une grande partie de l’art politique consiste en fait à naviguer au mieux, continûment, entre le surgissement des hasards et la volonté de poursuivre ses objectifs. Machiavel le savait déjà, écrivant, dans Le Prince (chapitre 25) : « J’imagine qu’il peut être vrai que la fortune dispose de la moitié de nos actions, mais qu’elle en laisse à peu près l’autre moitié en notre pouvoir. » Le hasard a détruit Notre-Dame, la volonté s’emploie déjà à la reconstruire.
Reste qu’il est, de tous temps, difficile d’accepter la fortune-hasard. La pure contingence est si pénible à concevoir qu’elle engendre des constructions imaginaires pour colmater la brèche. Les catastrophes les plus aléatoires se trouvent scrutées à la recherche d’un sens, d’un signe, voire d’une volonté divine, tandis que les complotistes de tous bords s’emploient à refuser l’existence du hasard. Notre époque, dans ce refus, est encore plus crispée que d’autres. Parce que sa trame essentielle est de maîtriser complètement le hasard, voire de parvenir à l’éradiquer. On en trouvera aisément confirmation dans nos multiples tentatives de « risque zéro », dans notre rêve de contrôler le hasard génétique, dans l’utilisation des mégadonnées par l’intelligence artificielle, etc.
Et encore dans cette apparemment conviction banale, mais pourtant curieuse : en mettant suffisamment d’argent sur la table, nous parviendrons à effacer les marques du désastre. Comme si, à la mauvaise fortune des catastrophes imprévisibles, pouvait s’opposer victorieusement la compensation des richesses. Ce n’est pas en vain, ni par hasard, que pour nous, Modernes, le terme « fortune » évoque la richesse et non plus le hasard. Face à toute catastrophe, nous avons pris l’habitude de dire « combien ? ». En soi, ce n’est pas une mauvaise chose, puisqu’il faut agir, et que les chantiers pharaoniques ont des coûts qui le sont aussi. L’impressionnante mobilisation financière et politique autour de la restauration de la cathédrale de Paris est donc une belle nouvelle. Elle voit converger grands noms et petites gens, entreprises de toutes tailles et institutions officielles. Il convient de s’en réjouir, en laissant l’acrimonie aux extrémistes grincheux et aux anticapitalistes obsessionnels.
Ce qui compte, toutefois, est de ne pas effacer trop vite les douleurs de la fortune-hasard sous la générosité de la fortune-richesse. Dire « combien ? » est nécessaire mais n’est pas suffisant. Tout en réparant, aussi vite et aussi bien que possible, il faut aussi conserver la trace de l’accident, la mémoire du malheur qu’on ne comprend pas. Dans ce double mouvement, il se pourrait bien que s’esquisse, en creux, une définition du politique et de son action aujourd’hui. Pour agir, il n’a plus qu’une frange étroite, entre le hasard et l’argent, le règne des aléas et des flux financiers. Etroite, sa marge de manœuvre n’est pourtant pas nulle. A condition qu’il se souvienne qu’il ne peut agir ni contre le sort, ni contre les richesses, pas plus qu’il ne doit s’y soumettre passivement. Le politique ne peut que naviguer contre le vent.