Marcel Detienne, grand spécialiste de la Grèce antique, est mort
Grand spécialiste de la Grèce antique, dont il a renouvelé l’approche et la compréhension de manière souvent provocante, Marcel Detienne est mort dans la nuit du 20 au 21 mars, à Nemours (Seine-et-Marne).
Né le 11 octobre 1935 en Belgique, diplômé de philologie classique de l’université de Liège (Belgique), où il devient assistant en histoire de la philosophie, il avait consacré sa thèse de doctorat, en 1962, au passage de la pensée religieuse à la pensée philosophique dans le pythagorisme ancien. Il avait poursuivi cette recherche dans Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque (Maspero, 1967), où il montre comment l’inspiration poétique et mystique d’Empédocle ou d’Héraclite avait laissé place à l’investigation rationnelle qui signe la naissance de la philosophie.
C’est au début des années 1960 qu’il avait rencontré Jean-Pierre Vernant, à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), où il était venu suivre les cours de l’helléniste Louis Gernet. De leur rencontre naîtra une longue amitié et une collaboration féconde, marquée par plusieurs ouvrages cosignés, notamment La Cuisine du sacrifice en pays grec (Gallimard, 1979) et Les Ruses de l’intelligence (Flammarion, 1989). Ce livre, qui étudie les mille tours d’Ulysse et ce que les Grecs nommaient mètis, « l’intelligence de la ruse », est devenu un classique contemporain.
Intellectuel de combat
Toujours attentif aux détails les plus concrets, aux gestes et aux pratiques des Anciens, Marcel Detienne étudia notamment l’usage des aromates, les techniques de l’écriture, la vie quotidienne des dieux de l’Olympe, la fondation des villes et le choix des sites, en faisant chaque fois saillir, d’une multitude de faits et d’observations fragmentaires, des lumières inattendues sur la société et la mentalité, les croyances et les comportements des Hellènes.
Cette œuvre considérable, riche d’une trentaine de volumes et de centaines d’articles et d’études, Marcel Detienne l’a poursuivie au sein de l’EPHE et du CNRS, puis, à partir de 1992, à l’université Johns-Hopkins, à Baltimore (Etats-Unis), où Marcel Detienne dirigeait le centre d’études Louis-Marin.
Ses travaux furent marqués par la volonté constante d’aborder la Grèce antique d’un point de vue anthropologique, en la débarrassant de toute idée de « miracle », en s’écartant des conceptions habituelles d’un moment unique et d’un modèle incomparable à vénérer. Pour lui, les Grecs devaient être descendus de leur piédestal, abordés dans leur singularité spécifique. Ce faisant, Marcel Detienne a contribué grandement à éclairer d’un jour nouveau les processus de leurs rites, la constitution de leurs mythes, la création de leurs institutions politiques ou encore les mécanismes de leurs prises de parole.
Avec une clarté admirable et une rigueur obstinée, il s’est toujours efforcé de considérer les Grecs avec les yeux d’un anthropologue étudiant les Iroquois ou les Cosaques. Comme le rappelle Les Grecs et nous (Perrin, 2005), son but était que les références à l’héritage hellénique ne soient ni un sujet d’arrogance culturelle ni un instrument de domination politique. Dans sa volonté continue et méthodique de renouvellement du regard, il y avait évidemment quelque chose de sacrilège du point de vue de l’académisme classique. Ainsi l’un de ses grands livres, Apollon le couteau à la main (Gallimard, 2009), montrait-il le dieu lumineux sous la face sombre d’un amateur de sang et de souillures.
Dénonçant les usages réactionnaires de la Grèce antique, Marcel Detienne mit en lumière, plus largement, les dérives identitaires de l’histoire nationale. En ce sens, il fut un intellectuel de combat. « L’identité nationale » et l’histoire qu’il dénommait « racinée » figuraient parmi ses bêtes noires, qu’il a pourchassées dans plusieurs de ses derniers essais, notamment Comparer l’incomparable (Seuil, 2000 et 2009) et L’Identité nationale, une énigme (Gallimard, 2010).
Savantissime mais résolument pédagogue, intransigeant envers ses adversaires mais infiniment chaleureux avec ses amis, polémiste à ses heures, Marcel Detienne a contribué de mille façons à transformer le regard de nos contemporains sur l’Antiquité. Auteur à facettes, il restera, avant tout, comme un maître de clarté.