A quoi servent les images de violence ?
Le Fouquet’s en flammes sera peut-être l’image-symbole du spectacle d’émeutes qui se joue actuellement chaque samedi Incendies, vitrines brisées, voitures vandalisées, magasins dévalisés. Policiers et gendarmes agressés et blessés. A Paris et dans plusieurs villes françaises, moyennes ou grandes, les saccages semblent devenir rituels. Chaque fois les mêmes scènes, plus ou moins intenses, certes, mais répétées avec un but identique : casser pour casser, défier pour défier, et surtout le faire voir.
Beaucoup s’en indignent, et pas seulement les victimes. Quelques-uns s’en réjouissent, et pas seulement les activistes. La responsabilité du pouvoir se trouve mise en cause : il aurait le tort de laisser faire, ou aurait choisi cette tactique de manière délibérée. Le jeu des groupes révolutionnaires est aussi pointé du doigt, dans un coude à coude extrême-droite extrême gauche. Toutefois, ce qui n’est pas suffisamment interrogé, c’est la fonction de ces images de violence.
Car ce qui compte, avant tout, ce sont les images. Bien sûr, les faits existent, sans lesquels il n’y aurait rien à montrer. Et les dégâts sont réels : éclats de verre, tôles calcinées ne sont pas des rêves. Malgré tout, leur existence est très circonscrite. Quelques heures, quelques jours plus tard, tout est comme avant. De ce point de vue, ces faits réels sont presque négligeables, même s’ils sont catastrophiques pour telle entreprise ou tel particulier. Le plus important, incontestablement, ce sont les images, parce qu’elles sont diffusées bien plus longtemps, et bien plus loin, que les faits. Avec des impacts autrement plus vastes, du moins au premier regard.
Impact sur les esprits et les états d’esprit, parce que chacun éprouve ces images comme une évidence sensible qui émeut. Même si absolument rien n’a changé dans sa vie quotidienne, chacun se trouve intimement convaincu que des colères grondent, des troubles s’installent, des désordres se perpétuent. Impact sur les débats politiques, les questions au gouvernement, les préoccupations des citoyens, les commentaires des analystes. Impact financier, considérable, de manière directe par la destruction de biens privés et d’équipements collectifs, et de façon indirecte, par le manque à gagner des commerçants et plus encore, à moyen et à long terme, sur l’économie du tourisme du pays le plus visité au monde.
Tout ceci est exact, mais il faut aller plus loin. Car en rester là laisserait penser que les incendiaires sont gagnants. Que les médias sont les artisans de leur audience et les complices involontaires de leur nuisance. On pourrait même en conclure qu’il suffit d’une poignée d’excités pour ébranler un monde, écorner une démocratie, déstabiliser une économie. Ce que croient encore les révolutionnaires. Contre ces illusions, il n’est pas inutile de relire un essai déjà vieux, paru en 1967, La Société du spectacle de Guy Debord (1931-1994). Grand classique de la pensée subversive, ce fut une de références historiques des mouvements d’ultra-gauche. Or il suffit de le lire attentivement, quitte à le retourner contre lui-même, pour apercevoir que les actuelles images des violences urbaines ne servent à rien.
Notre société, disait Debord, n’est plus une accumulation de marchandises, comme l’affirmait Marx. Elle est devenue « une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » Dans les rapports entre les personnes, les images ont pris définitivelment le pas sur les réalités. Cette société fabrique des sujets qui sont séparés de leurs propres désirs, et formatés pour correspondre à des modèles préexistants. Par exemple celui du consommateur branché, mais aussi bien, Debord le soulignait déjà, le modèle du rebelle. Première conclusion : le casseur-black-bloc est un pur produit du spectacle et n’y échappe pas. Les vidéos en live de sa destruction du luxe font partie du cirque qu’il prétend combattre. Deuxième conclusion : il faudrait envisager, au moins à titre d’hypothèse, que ces images servent surtout à ce que rien ne se passe. Elles commencent par choquer, finissent vite par lasser. Leur répétition contient l’annulation de leurs effets. Tout le monde en a assez, par lassitude plutôt que par rage. Allons jusqu’au bout : il se pourrait que ces images eussent pour fonction de cacher le réel, de lui faire écran. La réalité n’est pas spectaculaire. On a raison de le dire : elle ne casse rien.